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17/05/2012

Inconscient et création littéraire

Inconscient et création littéraire.

 

Inconscient et imagination : source des symptômes et source créatrice.

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(…)

Pour qu’une partie de la vie affective consciente et inconsciente d’un auteur puisse donner naissance à une source de création, ne faut-il pas qu’elle suscite l’imagination ou l’esprit créateur de l’auteur, qu’elle crée en lui non pas simplement un sentiment, mais une conception ?

(…)

Nous avons vu que Freud assimile la faculté créatrice à l’inconscient, et qu’il voudrait ramener une production de la fantaisie à une loi de l’inconscient, et peut-être même, dans le cas de Jensen, à une tendance fétichiste.

Mais la source d’un symptôme serait-elle la même chose que la source d’une œuvre littéraire ?

 

2. La création littéraire est-elle un symptôme ordinaire, ou, par certains aspects, l’inverse d’un symptôme ?

 

Dans la vie affective et intellectuelle de l’auteur, se trouvent quantité d’éléments qui ne se transforment pas en sources de création. Une très grande partie de la correspondance de Baudelaire se rapporte à ses soucis d’argent. Mais, d’après son œuvre seule, comment pourrait-on deviner que c’est un prodigue et un tapeur ? Et si toute la vie affective est source de création, pourquoi n’a-t-il pas écrit de poèmes ou de contes relatifs à la prodigalité, aux dettes, aux créanciers, et au remboursement ou au non-remboursement des sommes empruntées ?

Si l’on considère que le comportement de Baudelaire par rapport à l’argent est un symptôme, ou renferme une série de symptômes, qui lui rendent la vie matérielle et ses rapports avec les autres plus difficiles, révèlent un fonctionnement psychologique perturbé, au moins sur ce point, et ne lui permettent pas de développer son intelligence dans le sens de la compréhension de ces symptômes, certes ce que le poète dit de son comportement dans ses lettres pourrait être comparé à ce que révèlent les patients dans la cure au sujet de leurs symptômes.

Mais Baudelaire développe son intelligence et ses facultés dans tout ce qui se rapporte à l’art et à la création littéraire.

Si l’on définit le symptôme comme tout ce qui relève d’un fonctionnement psychique perturbé, la création littéraire, dans le cas de Baudelaire, ne pourrait-elle pas être considérée comme l’inverse d’un symptôme ? Ce serait, selon Freud, une « production surnormale de compensation ». Ne reste-t-il pas qu’elle est difficilement comparable à un symptôme ordinaire ?

 

3. Pulsion, et transformation esthétique en source d’inspiration

 

Il convient de répondre à l’objection que les pulsions de l’écrivain auraient une certaine importance dans sa création. Par exemple, Baudelaire exprimerait sa pulsion agressive aussi bien dans Le Vin de l’Assassin que lorsque, selon ses dires, il lui est arrivé, dans un moment de colère, de frapper Jeanne Duval avec une chaise. Seulement, n’y a-t-il pas quelque différence, pour prendre un autre exemple, entre tirer des coups de pistolet sur son petit camarade, comme l’a fait Verlaine en état d’ivresse, et écrire un poème ? Le travail de l’imagination se réduirait-il à la seule passion ?

Certains m’objecteraient qu’à l’expression de la pulsion, l’écrivain rajoute dans son œuvre une élaboration esthétique. Mais la source de cette élaboration esthétique ne se trouve-t-elle pas dans l’esprit créateur ? et non pas dans la pulsion agressive elle-même, qui ne s’exprime que dans des actes ou des propos qui relèvent aussi peu de l’art que ceux du patient dans la cure, ou de l’être humain dans la vie ordinaire ? Comme l’a fort bien vu Baudelaire, ce n’est pas la passion, mais l’imagination qui se trouve à la source de la création poétique. Lorsqu’il écrit une œuvre, la tendance agressive du poète, en passant dans son esprit créateur, a subi une transformation. Ainsi, la passion s’exprime directement dans la vie ordinaire, et, lorsqu’elle s’est transformée en imagination, elle s’exprime indirectement, dans un autre domaine, celui de l’esprit et de la création artistique.

Dans la source d’inspiration, la transformation de la pulsion en force créatrice s’est déjà produite. Il convient donc de distinguer la source d’inspiration de ce que Freud appelle « la source ».

Comme nous l’avons vu dans le sous-chapitre précédent, une partie seulement des pulsions peut se transformer en force créatrice.

La question de la source d’une œuvre a donc un tout autre sens que la source des propos du patient dans la cure psychanalytique. Dans l’esprit du romancier, la source d’une œuvre particulière naît de sa vie affective consciente et inconsciente, de sa culture personnelle et de son esprit. Mais il semble qu’elle ne deviennesource qu’à partir du moment où elle suscite l’esprit créateur pour une œuvre.

(…)

 

Michel Valtin

23/02/2012

Faculté créatrice et jugement

Faculté créatrice et jugement

 

Faculté créatrice et jugement dans la création littéraire et artistique. Critique de la conception de Freud

(extrait d’un livre en préparation).

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

L’expression de l’inconscient et la tolérance de la conscience sont-elles la même chose que la faculté productrice et le jugement de l’écrivain ?

 

(…)

2. La conscience dans la cure, et le jugement dans la création artistique

 

Refouler ou tolérer, serait-ce la seule fonction de la conscience, non pas seulement lors de l’expression de l’inconscient dans la cure, mais encore au cours de la création romanesque ?

D’autres ont bien vu que, dans la création littéraire ou artistique, la conscience exerce un jugement sur les productions de l’imagination. Par exemple, Nietzsche écrit :

« En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; (…) »

Bien entendu, dans le cas d’un véritable artiste, il s’agit non pas d’un jugement d’ordre moral, mais d’un jugement d’ordre esthétique. La conscience de l’artiste n’exerce pas une fonction de censure morale ou pseudo-morale, comme celle des patients dans la cure. Serait-il nécessaire de renvoyer aux œuvres de Baudelaire ou de Shakespeare ?

Nietzsche poursuit :

« on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. » (Humain, trop humain, IV. De l’âme des artistes et des écrivains, 155. Croyance à l’inspiration).

Le jugement esthétique du grand artiste est critique pour tout ce qui n’est pas suffisamment élaboré du point de vue de l’art. Ce jugement semble très différent de ce que Freud considère comme « la conscience » du patient dans la cure.

L’importance que Nietzsche attribue au jugement conscient serait-elle excessive ? Freud écrit dans le septième chapitre de L’Interprétation des Rêves :

« Nous ne sommes vraisemblablement que trop enclins à surestimer le caractère conscient, même s’agissant de la production intellectuelle et artistique. Pourtant, les communications de quelques hommes hautement productifs comme Goethe et Helmoltz nous apprennent plutôt que ce qu’il y a d’essentiel et de nouveau dans leurs créations leur fut donné sur le mode de l’idée incidente et parvint presque achevé à leur perception. Le concours de l’activité consciente dans d’autres cas n’a rien de déconcertant, là où était présente une contention de toutes les facultés mentales. »

Seulement, n’y a-t-il eu aucun concours de l’activité consciente dans les cas que Freud cite ? L’activité consciente n’a-t-elle pas reconnu la valeur de ce qui a été prétendument donné ? Et ce don ne devrait-il absolument rien à une activité consciente antérieure, ni à la conscience préalable de certaines données ? Freud note d’autre part que le don est parvenu « presque achevé » à la perception. L’activité consciente a donc prêté son concours pour conduire le don à l’achèvement.

« Mais c’est le privilège, prêtant à beaucoup d’abus, poursuit Freud, de l’activité consciente que de se permettre de masquer à nos yeux toutes les autres, où qu’elle intervienne. »

Toutefois, dans les cas que Freud cite, la conscience ne semble pas avoir masqué les découvertes ou les trouvailles, puisqu’elle les a reconnues comme telles. Elle n’a pas masqué non plus, pour Goethe ou Helmoltz, le mode de production de ces découvertes.

Sans le caractère conscient du jugement, comment serait-il possible de reconnaître l’idée importante ? Dans ce cas, ne choisirait-on pas, au contraire, n’importe quelle erreur ?

Ne faut-il pas tenir compte de la qualité de la conscience et du jugement ? La conscience nous masque-t-elle toujours complètement la réalité ? Ne diffère-t-elle pas selon les individus ? Et, dans le même individu, ne diffère-t-elle pas selon les aspects qu’elle considère, ainsi que selon la période et le moment où cet individu se trouve ?

Enfin, ne conviendrait-il pas de remarquer que Freud n’accorde que de courtes remarques à la production intellectuelle et artistique, alors qu’il traite à fond des questions relatives aux rêves ?

Ainsi, Nietzsche n’a pas tort, et il a même tout à fait raison, de mettre en évidence, dans la production intellectuelle et artistique, l’importance d’un bon jugement.

 

Notons que Baudelaire, et ce point de vue est peut-être encore meilleur, accorde à l’imagination non seulement, comme Nietzsche, la fonction de production, mais aussi et surtout celle de conscience et de jugement : « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature ; elle sait choisir, juger, comparer, fuir ceci, rechercher cela, rapidement, spontanément. » (Théophile Gautier)

Lorsqu’elle choisit, juge, compare, l’imagination ne précède pas toute production, mais au contraire elle agit après une production primitive. Lorsqu’elle fuit ceci, recherche cela, elle s’oriente vers une nouvelle production.

Selon Nietzsche, le jugement ne précède pas la production de l’imagination, mais au contraire opère tri et mise en forme après une première production.

 

Freud nous montre en somme des ratés de la « conscience ». La conscience est trompeuse, à cause de la censure. Et c’est le psychanalyste qui acquiert ou est censé acquérir la véritable conscience, et qui essaie de la transmettre à son patient.

Mais est-il vrai qu’il n’y a que des ratés de la conscience ?

Ce n’est pas évident du tout. Pour Nietzsche et Baudelaire, le jugement du grand écrivain ou du grand artiste ferait les bons choix, au moins dans le domaine de l’esthétique.

Et s’il n’existait jamais que des ratés de la conscience, comment Freud lui-même aurait-il pu découvrir l’inconscient ? Il faut bien, si toutefois nous prétendons réussir parfois à marcher vers davantage de lumière, que la conscience s’aperçoive d’un inconscient, ou que ce qui était inconscient parvienne à la conscience.

(…)

 

Michel Valtin

 

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20/11/2011

L'Ombrelle rouge, de Jensen

L’Ombrelle rouge, de Jensen.

(extraits d’un compte rendu de la traduction de Jean Bellemin-Noël et de son Essai de lecture freudienne)

(Editions Imago, Paris).

Livre dont la disponibilité en librairie est annoncée pour le 23 novembre 2011.

 

 

En France, on connaît en général peu Jensen, sinon par Gradiva et par l’essai que Freud a consacré à cette nouvelle.

Il convient de saluer la première traduction française de L’Ombrelle rouge, œuvre mentionnée par Freud. Considèrera-t-on que cette traduction comble une lacune ? Il paraît important de se rendre compte que cet auteur existe, et même indépendamment de ce que Freud a pu écrire sur lui.

Il faut remercier Jean Bellemin-Noël de nous avoir donné une traduction élégante, et non seulement de la prose, mais même des poèmes que L’Ombrelle rouge renferme, ce qui est encore plus remarquable.

La nouvelle peut être lue pour elle-même, et, pour ceux qui s’intéressent avant tout à la psychanalyse, Jean Bellemin-Noël propose un Avant-propos et un Essai de lecture freudienne de la nouvelle.

 

Avant-propos

 

Dans L’Avant-propos, Jean Bellemin-Noël présente la nouvelle de Jensen, écrite ou du moins publiée pour la première fois en 1892. Il fait observer que le lecteur pourra « trouver démodés » le cadre et les personnages, mais qu’il s’agit d’une « fiction romanesque où l’intérêt majeur tient à l’analyse psychologique », qu’on « nous parle ici de l’Homme et des ressorts cachés de son monde intérieur », et que le récit « tente de montrer que nos actes les plus bizarres ont parfois des motivations dont l’origine semble inconnue, quoiqu’elle puisse en fait être retrouvée ».

Jean Bellemin-Noël rappelle que dans un échange de lettres avec l’auteur, Freud a évoqué, outre Gradiva, « deux autres de ses récits, publiés en un seul volume intitulé Übermächte [Puisssances supérieures], à savoir Dans la maison gothique et L’Ombrelle rouge », et que dans le Supplément à la deuxième édition (1912) de l’essai sur Gradiva, Freud a traité en quelques phrases de ces deux nouvelles, qui présentent certaines ressemblances avec Gradiva. Il peut paraître quelque peu étonnant que Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas ici que c’est Jung qui a attiré l’attention de Freud sur ces deux nouvelles, et que dans sa lettre à Jung du 24 novembre 1907, le fondateur de la psychanalyse fait part à son disciple de son avis sur L’Ombrelle rouge et de Dans la maison gothique. Nous verrons aussi que dans son Essai de lecture freudienne, Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas non plus la correspondance de Freud et de Jung au sujet de Jensen. Nous reviendrons sur ce point.

Pourquoi a-t-on publié en traduction française Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999), alors qu’on ne l’a pas fait pour L’Ombrelle rouge ? Jean Bellemin-Noël y voit a priori trois raisons possibles : l’ensemble constitué par Übermächte aurait formé un livre trop volumineux, la traduction du titre aurait posé quelque difficulté, le récit de L’Ombrelle rouge contient de nombreux poèmes, ce qui aurait pu repousser les lecteurs ou effrayer les traducteurs.

Relevons que parmi les auteurs de ces poèmes, se trouve, selon les termes de Jean Bellemin-Noël, « le « lieutenant Wolfgang von Altfeld », héros de notre histoire, c’est-à-dire Wilhelm Jensen lui-même ». Seulement, ne conviendrait-il pas d’éviter de confondre l’auteur avec son personnage ? Dans sa lettre à Freud du 14 décembre 1907, Jensen se distingue nettement de ce dernier, puisqu’il dit que le récit de L’Ombrelle rouge a été « tissé à partir de souvenirs personnels », qui ont d’ailleurs été transformés (par exemple, « dans l’œuvre », deux personnes « se sont en quelque sorte fondues en une seule »). Il serait intéressant de vérifier si les poèmes d’Altfeld ont été composés exprès par Jensen pour dépeindre son personnage, ou s’il a simplement attribué à son personnage des poèmes qu’il avait écrits à une époque antérieure. Enfin, les poèmes d’Altfeld, ou certains d’entre eux, ont-ils été publiés sous le nom de Jensen dans les diverses éditions de ses poèmes ? Une chose en tout cas semble certaine : Jensen a commencé des études de médecine, avant de choisir d’être écrivain, mais il ne s’est jamais engagé dans une carrière militaire, comme son personnage.

Jean Bellemin Noël justifie son choix de rendre en vers français réguliers les poèmes de Matthison, de Hölderlin ou de Jensen. Pour ceux de Hölderlin, il réclame l’indulgence du public. Nul doute qu’elle lui sera accordée, d’autant plus que les vers de Jean Bellemin Noël ne sont pas des vers de mirliton péniblement rimaillés, mais qu’on peut leur reconnaître une certaine aisance et même une certaine élégance.

 

Essai de lecture freudienne

 

Jean Bellemin-Noël se propose d’examiner de plus près ce qui rapproche et ce qui différencie L’Ombrelle rouge de Gradiva. Il semble toutefois douter de l’importance d’une étude semblable, ou du moins de l’écho qu’elle soit susceptible d’obtenir :

« Le silence qui a jusqu’ici entouré L’Ombrelle rouge nous incite d’ores et déjà à faire ce pronostic : ni une étude approfondie, ni une lecture plus minutieuse n’apporteront de graves bouleversements, pas plus à la doctrine psychanalytique qu’à la lecture en profondeur des textes, telles que le maître viennois les a mises en place en ce temps-là avec un mérite égal à son acharnement. »

La doctrine psychanalytique dans son ensemble, certes, ne risque sans doute pas d’être bouleversée pour si peu. Quant à la lecture en profondeur des textes, il en va peut-être un peu autrement. Freud ne semble avoir lu que trois nouvelles de Jensen, alors que cet auteur a écrit environ 164 volumes. Raymond Prunier, qui a traduit Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999) n’estime pas, comme Freud l’a écrit dans Sigmund Freud présenté par lui-même, que Gradiva ne soit qu’ « une petite nouvelle sans grande importance par elle-même ». Il écrit dans sa Présentation de la nouvelle qui vient d’être citée : « Le lecteur de Gradiva est immédiatement séduit par l’extrême qualité de ton, la grâce subtile des personnages, et la composition très solide de l’ensemble du récit. La finesse de Gradiva serait-elle un petit miracle unique dans la production de cet auteur prolixe, ou n’aurait-on pas, par défaut de curiosité, délaissé son œuvre, en se réfugiant derrière les jugements abrupts de ses contemporains, qui semblent (vers la fin de sa vie) l’avoir considéré comme un auteur plus que médiocre ? » Sans doute la publication de Dans la maison gothique ne semble pas avoir beaucoup attiré l’attention. Mais Jensen est un auteur parfois si subtil, ses personnages paraissent au premier abord si étranges, et surtout on l’a si peu lu, pour que l’on puisse se contenter de répéter sans examen et de manière définitive et absolue les jugements du public ou de quelques critiques.

(…)

Enfin, Jensen lui-même ne s’est pas trouvé entièrement d’accord avec Freud sur toutes les questions : « il vous arrive en effet, ça et là, écrit-il dans sa première lettre au fondateur de la psychanalyse, de lui prêter » [à la narration de Gradiva] des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment ». D’autres points de désaccords apparaissent dans sa seconde et dans sa troisième lettre. (…).

Dans une note de son étude, Jean Bellemin-Noël remarque que « les traducteurs précédents ont partout et toujours traduit Der rote Schirm par Le Parapluie rouge ; or (…) le contexte estival et féminin ne laisse ici aucune place au doute, il s’agit bien d’une ombrelle ; parler en français de « parapluie » révèle qu’on n’a pas lu l’ouvrage. » Mais Raymond Prunier, traducteur déjà cité de Dans la maison gothique, l’a lu, pour sa part, et il mentionne correctement L’Ombrelle rouge.

(…)

Dans la partie Diptyque avec Gradiva, Jean Bellemin-Noël, relativement à la comparaison de L’Ombrelle rouge et de Gradiva, fait plusieurs remarques. (…).

Le critique se propose de revoir ce que Freud dit de cette question, « à la fois officiellement dans un texte publié, et officieusement dans ses lettres à Wilhelm Jensen – des lettres que ce dernier ne semble pas avoir gardées mais dont on peut déduire la teneur puisque Freud, lui, a conservé les réponses qu’il avait reçues. »

Ici, non plus que dans son Avant-propos, Jean Bellemin-Noël ne mentionne les lettres à Jung, dans lesquelles Freud commente, pour celui qui était alors son disciple, ses lettres à Jensen, ainsi que les réponses de ce dernier. Pourquoi cette omission, alors que ces lettres fournissent des éléments importants sur le point de vue et les réactions de Freud ?

Quoi qu’il en soit, Jean Bellemin-Noël cite le Supplément ajouté en 1912 à la deuxième édition de l’essai de Freud sur Gradiva.

Jean Bellemin-Noël repère alors des éléments fétichistes dans Gradiva aussi bien que dans L’Ombrelle rouge. (…).

Et, dans une note, Jean Bellemin-Noël renvoie « pour une étude exhaustive de cette constellation fétichique, sinon exactement fétichiste », à la partie « Lecture » de son livre, Gradiva au pied de la lettre, P.U.F., « Le Fil rouge », 1983.

Jean Bellemin-Noël remarque ensuite que Freud avait interrogé Jensen, à propos de Gradiva, sur les soubassements biographiques de sa fiction. Mais le critique semble finalement repousser l’idée d’une psychobiographie de Jensen : « Peu importe la véracité de ce que l’écrivain raconte et, eu égard aux aléas de toute mémoire, peu importe la réalité même des faits qu’il a vécus, ce qui compte est qu’il se soit personnellement engagé dans son roman, entendons dans la facture, dans la conception et dans la rédaction de cette histoire. Mais aujourd’hui, nous n’aurions aucune excuse de tenter de mener à bien une psychobiographie de Jensen, comme Freud a pu songer à le faire à une époque où il fallait faire flèche de tout bois pour accréditer dans le public l’idée de l’inconscient. » Faire flèche de tout bois ? Est-ce à dire que la fin poursuivie (accréditer l’idée de l’inconscient dans le public) était d’une telle importance qu’il semblait superflu de se soucier de la vérité dans les moyens employés ? Au contraire, le souci principal de Freud, relativement à Jensen, n’était-il pas la vérification de ses théories ? Et Freud ne fait-il pas preuve d’honnêteté intellectuelle lorsqu’il reconnaît, dans sa lettre à Jung du 21 décembre 1907, que la question est peut-être plus complexe qu’il ne le pensait auparavant ? « De Jensen, écrit-il, j’ai reçu la réponse ci-dessous à mes questions ; elle montre d’une part comme il est peu enclin à soutenir de telles recherches, laisse pourtant d’autre part pressentir que les rapports sont plus compliqués qu’un schéma simple ne saurait les représenter. »

Freud n’a pas écrit de psychobiographie de Jensen. Mais, à partir d’un souvenir d’enfance et de quelques autres indices, il s’est risqué à échafauder toute une psychobiographie de Léonard. Pour Jensen, aucun souvenir d’enfance n’était disponible. Comment écrire une psychobiographie analytique dans ces conditions ?

Dans la lettre à Jung que nous venons de citer, Freud semble se plaindre ainsi : « A la question principale, de savoir si la démarche des personnes de l’image originelle avait quelque chose de pathologique, il n’a pas répondu du tout. »

Cette question avait un sens par rapport aux hypothèses de Freud. En avait-elle un pour Jensen ?

Quoi qu’il en soit, Freud semble avoir décidé, ou cru comprendre, que Jensen ne s’intéressait pas à ses recherches.

Jean Bellemin-Noël écrit ensuite à propos de l’idée de psychobiographie : « Nous estimons de nos jours qu’une telle entreprise est indiscrète dans sa visée (le lecteur doit respecter les secrets intimes de l’auteur), très aléatoire dans ses résultats, et pour un maigre bénéfice car tout artiste utilise dans son art les fruits de son expérience, qui est largement universelle. »

Freud a reconnu le premier le caractère indiscret, selon lui, de certaines des questions qu’il a posées à Jensen : « Dans une deuxième lettre je suis alors devenu indiscret (…) ». – « Aléatoire dans ses résultats » : Jean-Bertrand Pontalis parle, à propos de l’essai sur Léonard, de « l’édifice, assurément fragile, construit par Freud ». – Le plus important me semble le troisième point noté par Jean Bellemin-Noël : pour l’étude de la création littéraire ou artistique, il ne convient pas de se soucier seulement de la petite enfance, mais de considérer tout le développement affectif et intellectuel qui s’est produit ensuite, dû en grande partie à l’expérience, dans la seconde partie de l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte. Ce serait donc une erreur que de s’efforcer de tout réduire à la petite enfance, comme Freud a eu peut-être trop tendance à le faire, et de ne se soucier que du développement affectif, sans tenir suffisamment compte du développement intellectuel.

(…).

 

(Extraits d’un article de Michel Valtin)