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20/11/2011

L'Ombrelle rouge, de Jensen

L’Ombrelle rouge, de Jensen.

(extraits d’un compte rendu de la traduction de Jean Bellemin-Noël et de son Essai de lecture freudienne)

(Editions Imago, Paris).

Livre dont la disponibilité en librairie est annoncée pour le 23 novembre 2011.

 

 

En France, on connaît en général peu Jensen, sinon par Gradiva et par l’essai que Freud a consacré à cette nouvelle.

Il convient de saluer la première traduction française de L’Ombrelle rouge, œuvre mentionnée par Freud. Considèrera-t-on que cette traduction comble une lacune ? Il paraît important de se rendre compte que cet auteur existe, et même indépendamment de ce que Freud a pu écrire sur lui.

Il faut remercier Jean Bellemin-Noël de nous avoir donné une traduction élégante, et non seulement de la prose, mais même des poèmes que L’Ombrelle rouge renferme, ce qui est encore plus remarquable.

La nouvelle peut être lue pour elle-même, et, pour ceux qui s’intéressent avant tout à la psychanalyse, Jean Bellemin-Noël propose un Avant-propos et un Essai de lecture freudienne de la nouvelle.

 

Avant-propos

 

Dans L’Avant-propos, Jean Bellemin-Noël présente la nouvelle de Jensen, écrite ou du moins publiée pour la première fois en 1892. Il fait observer que le lecteur pourra « trouver démodés » le cadre et les personnages, mais qu’il s’agit d’une « fiction romanesque où l’intérêt majeur tient à l’analyse psychologique », qu’on « nous parle ici de l’Homme et des ressorts cachés de son monde intérieur », et que le récit « tente de montrer que nos actes les plus bizarres ont parfois des motivations dont l’origine semble inconnue, quoiqu’elle puisse en fait être retrouvée ».

Jean Bellemin-Noël rappelle que dans un échange de lettres avec l’auteur, Freud a évoqué, outre Gradiva, « deux autres de ses récits, publiés en un seul volume intitulé Übermächte [Puisssances supérieures], à savoir Dans la maison gothique et L’Ombrelle rouge », et que dans le Supplément à la deuxième édition (1912) de l’essai sur Gradiva, Freud a traité en quelques phrases de ces deux nouvelles, qui présentent certaines ressemblances avec Gradiva. Il peut paraître quelque peu étonnant que Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas ici que c’est Jung qui a attiré l’attention de Freud sur ces deux nouvelles, et que dans sa lettre à Jung du 24 novembre 1907, le fondateur de la psychanalyse fait part à son disciple de son avis sur L’Ombrelle rouge et de Dans la maison gothique. Nous verrons aussi que dans son Essai de lecture freudienne, Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas non plus la correspondance de Freud et de Jung au sujet de Jensen. Nous reviendrons sur ce point.

Pourquoi a-t-on publié en traduction française Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999), alors qu’on ne l’a pas fait pour L’Ombrelle rouge ? Jean Bellemin-Noël y voit a priori trois raisons possibles : l’ensemble constitué par Übermächte aurait formé un livre trop volumineux, la traduction du titre aurait posé quelque difficulté, le récit de L’Ombrelle rouge contient de nombreux poèmes, ce qui aurait pu repousser les lecteurs ou effrayer les traducteurs.

Relevons que parmi les auteurs de ces poèmes, se trouve, selon les termes de Jean Bellemin-Noël, « le « lieutenant Wolfgang von Altfeld », héros de notre histoire, c’est-à-dire Wilhelm Jensen lui-même ». Seulement, ne conviendrait-il pas d’éviter de confondre l’auteur avec son personnage ? Dans sa lettre à Freud du 14 décembre 1907, Jensen se distingue nettement de ce dernier, puisqu’il dit que le récit de L’Ombrelle rouge a été « tissé à partir de souvenirs personnels », qui ont d’ailleurs été transformés (par exemple, « dans l’œuvre », deux personnes « se sont en quelque sorte fondues en une seule »). Il serait intéressant de vérifier si les poèmes d’Altfeld ont été composés exprès par Jensen pour dépeindre son personnage, ou s’il a simplement attribué à son personnage des poèmes qu’il avait écrits à une époque antérieure. Enfin, les poèmes d’Altfeld, ou certains d’entre eux, ont-ils été publiés sous le nom de Jensen dans les diverses éditions de ses poèmes ? Une chose en tout cas semble certaine : Jensen a commencé des études de médecine, avant de choisir d’être écrivain, mais il ne s’est jamais engagé dans une carrière militaire, comme son personnage.

Jean Bellemin Noël justifie son choix de rendre en vers français réguliers les poèmes de Matthison, de Hölderlin ou de Jensen. Pour ceux de Hölderlin, il réclame l’indulgence du public. Nul doute qu’elle lui sera accordée, d’autant plus que les vers de Jean Bellemin Noël ne sont pas des vers de mirliton péniblement rimaillés, mais qu’on peut leur reconnaître une certaine aisance et même une certaine élégance.

 

Essai de lecture freudienne

 

Jean Bellemin-Noël se propose d’examiner de plus près ce qui rapproche et ce qui différencie L’Ombrelle rouge de Gradiva. Il semble toutefois douter de l’importance d’une étude semblable, ou du moins de l’écho qu’elle soit susceptible d’obtenir :

« Le silence qui a jusqu’ici entouré L’Ombrelle rouge nous incite d’ores et déjà à faire ce pronostic : ni une étude approfondie, ni une lecture plus minutieuse n’apporteront de graves bouleversements, pas plus à la doctrine psychanalytique qu’à la lecture en profondeur des textes, telles que le maître viennois les a mises en place en ce temps-là avec un mérite égal à son acharnement. »

La doctrine psychanalytique dans son ensemble, certes, ne risque sans doute pas d’être bouleversée pour si peu. Quant à la lecture en profondeur des textes, il en va peut-être un peu autrement. Freud ne semble avoir lu que trois nouvelles de Jensen, alors que cet auteur a écrit environ 164 volumes. Raymond Prunier, qui a traduit Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999) n’estime pas, comme Freud l’a écrit dans Sigmund Freud présenté par lui-même, que Gradiva ne soit qu’ « une petite nouvelle sans grande importance par elle-même ». Il écrit dans sa Présentation de la nouvelle qui vient d’être citée : « Le lecteur de Gradiva est immédiatement séduit par l’extrême qualité de ton, la grâce subtile des personnages, et la composition très solide de l’ensemble du récit. La finesse de Gradiva serait-elle un petit miracle unique dans la production de cet auteur prolixe, ou n’aurait-on pas, par défaut de curiosité, délaissé son œuvre, en se réfugiant derrière les jugements abrupts de ses contemporains, qui semblent (vers la fin de sa vie) l’avoir considéré comme un auteur plus que médiocre ? » Sans doute la publication de Dans la maison gothique ne semble pas avoir beaucoup attiré l’attention. Mais Jensen est un auteur parfois si subtil, ses personnages paraissent au premier abord si étranges, et surtout on l’a si peu lu, pour que l’on puisse se contenter de répéter sans examen et de manière définitive et absolue les jugements du public ou de quelques critiques.

(…)

Enfin, Jensen lui-même ne s’est pas trouvé entièrement d’accord avec Freud sur toutes les questions : « il vous arrive en effet, ça et là, écrit-il dans sa première lettre au fondateur de la psychanalyse, de lui prêter » [à la narration de Gradiva] des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment ». D’autres points de désaccords apparaissent dans sa seconde et dans sa troisième lettre. (…).

Dans une note de son étude, Jean Bellemin-Noël remarque que « les traducteurs précédents ont partout et toujours traduit Der rote Schirm par Le Parapluie rouge ; or (…) le contexte estival et féminin ne laisse ici aucune place au doute, il s’agit bien d’une ombrelle ; parler en français de « parapluie » révèle qu’on n’a pas lu l’ouvrage. » Mais Raymond Prunier, traducteur déjà cité de Dans la maison gothique, l’a lu, pour sa part, et il mentionne correctement L’Ombrelle rouge.

(…)

Dans la partie Diptyque avec Gradiva, Jean Bellemin-Noël, relativement à la comparaison de L’Ombrelle rouge et de Gradiva, fait plusieurs remarques. (…).

Le critique se propose de revoir ce que Freud dit de cette question, « à la fois officiellement dans un texte publié, et officieusement dans ses lettres à Wilhelm Jensen – des lettres que ce dernier ne semble pas avoir gardées mais dont on peut déduire la teneur puisque Freud, lui, a conservé les réponses qu’il avait reçues. »

Ici, non plus que dans son Avant-propos, Jean Bellemin-Noël ne mentionne les lettres à Jung, dans lesquelles Freud commente, pour celui qui était alors son disciple, ses lettres à Jensen, ainsi que les réponses de ce dernier. Pourquoi cette omission, alors que ces lettres fournissent des éléments importants sur le point de vue et les réactions de Freud ?

Quoi qu’il en soit, Jean Bellemin-Noël cite le Supplément ajouté en 1912 à la deuxième édition de l’essai de Freud sur Gradiva.

Jean Bellemin-Noël repère alors des éléments fétichistes dans Gradiva aussi bien que dans L’Ombrelle rouge. (…).

Et, dans une note, Jean Bellemin-Noël renvoie « pour une étude exhaustive de cette constellation fétichique, sinon exactement fétichiste », à la partie « Lecture » de son livre, Gradiva au pied de la lettre, P.U.F., « Le Fil rouge », 1983.

Jean Bellemin-Noël remarque ensuite que Freud avait interrogé Jensen, à propos de Gradiva, sur les soubassements biographiques de sa fiction. Mais le critique semble finalement repousser l’idée d’une psychobiographie de Jensen : « Peu importe la véracité de ce que l’écrivain raconte et, eu égard aux aléas de toute mémoire, peu importe la réalité même des faits qu’il a vécus, ce qui compte est qu’il se soit personnellement engagé dans son roman, entendons dans la facture, dans la conception et dans la rédaction de cette histoire. Mais aujourd’hui, nous n’aurions aucune excuse de tenter de mener à bien une psychobiographie de Jensen, comme Freud a pu songer à le faire à une époque où il fallait faire flèche de tout bois pour accréditer dans le public l’idée de l’inconscient. » Faire flèche de tout bois ? Est-ce à dire que la fin poursuivie (accréditer l’idée de l’inconscient dans le public) était d’une telle importance qu’il semblait superflu de se soucier de la vérité dans les moyens employés ? Au contraire, le souci principal de Freud, relativement à Jensen, n’était-il pas la vérification de ses théories ? Et Freud ne fait-il pas preuve d’honnêteté intellectuelle lorsqu’il reconnaît, dans sa lettre à Jung du 21 décembre 1907, que la question est peut-être plus complexe qu’il ne le pensait auparavant ? « De Jensen, écrit-il, j’ai reçu la réponse ci-dessous à mes questions ; elle montre d’une part comme il est peu enclin à soutenir de telles recherches, laisse pourtant d’autre part pressentir que les rapports sont plus compliqués qu’un schéma simple ne saurait les représenter. »

Freud n’a pas écrit de psychobiographie de Jensen. Mais, à partir d’un souvenir d’enfance et de quelques autres indices, il s’est risqué à échafauder toute une psychobiographie de Léonard. Pour Jensen, aucun souvenir d’enfance n’était disponible. Comment écrire une psychobiographie analytique dans ces conditions ?

Dans la lettre à Jung que nous venons de citer, Freud semble se plaindre ainsi : « A la question principale, de savoir si la démarche des personnes de l’image originelle avait quelque chose de pathologique, il n’a pas répondu du tout. »

Cette question avait un sens par rapport aux hypothèses de Freud. En avait-elle un pour Jensen ?

Quoi qu’il en soit, Freud semble avoir décidé, ou cru comprendre, que Jensen ne s’intéressait pas à ses recherches.

Jean Bellemin-Noël écrit ensuite à propos de l’idée de psychobiographie : « Nous estimons de nos jours qu’une telle entreprise est indiscrète dans sa visée (le lecteur doit respecter les secrets intimes de l’auteur), très aléatoire dans ses résultats, et pour un maigre bénéfice car tout artiste utilise dans son art les fruits de son expérience, qui est largement universelle. »

Freud a reconnu le premier le caractère indiscret, selon lui, de certaines des questions qu’il a posées à Jensen : « Dans une deuxième lettre je suis alors devenu indiscret (…) ». – « Aléatoire dans ses résultats » : Jean-Bertrand Pontalis parle, à propos de l’essai sur Léonard, de « l’édifice, assurément fragile, construit par Freud ». – Le plus important me semble le troisième point noté par Jean Bellemin-Noël : pour l’étude de la création littéraire ou artistique, il ne convient pas de se soucier seulement de la petite enfance, mais de considérer tout le développement affectif et intellectuel qui s’est produit ensuite, dû en grande partie à l’expérience, dans la seconde partie de l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte. Ce serait donc une erreur que de s’efforcer de tout réduire à la petite enfance, comme Freud a eu peut-être trop tendance à le faire, et de ne se soucier que du développement affectif, sans tenir suffisamment compte du développement intellectuel.

(…).

 

(Extraits d’un article de Michel Valtin)

09/08/2011

Freud et la Gradiva de Jensen

 

Freud et la Gradiva de Jensen. Entre le psychanalyste et le romancier, des désaccords de détail ? (extraits)

 

Dans son petit essai sur la Gradiva de Jensen, Freud avait estimé possible une récusation globale de ses interprétations par le romancier.

Cette récusation ne s’est pas produite, puisque Jensen, dans sa première lettre à Freud, lui répond :

« Certes, cette petite narration n’avait pas « rêvé » de se voir l’objet d’un jugement et d’un éloge formulés à partir du point de vue psychiatrique, et il vous arrive en effet, ça et là, de lui prêter des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment. Dans l’ensemble, cepen­dant, pour l’essentiel, je peux convenir avec vous sans restriction que votre écrit est allé au fond des intentions de mon petit livre et leur a rendu justice. »

Dès lors, il ne saurait être question de contester en bloc l’interprétation de Freud. Il reste à examiner si, sur des points que Jensen semble considérer comme secondaires, Freud aurait révélé certaines intentions inconscientes de l’auteur, ou si au contraire, il lui aurait attribué des intentions qui ne se trouvent pas dans la nouvelle, et ne viendraient que de l’interprète.

 

I

 

Extrait du chapitre : Quelques études sur

la Gradiva de Jensen

 

 

Dans le chapitre intitulé Résumer, interpréter (Gra­diva) de Quatre romans analytiques, éditions Galilée, 1973), Sarah Kofman critique la sélection que Freud effectue, dans la nouvelle, des éléments qu’il retient pour son inter­prétation. Dès le résumé, que Freud présente comme fidèle au texte de Jensen, certaines déformations et certaines transformations sont perceptibles. « La visée explicative du résumé, écrit Sarah Kofman, se marque par un certain nombre de « digressions » destinées à suppléer à l’absence d’explication de l’auteur et à éclairer la conduite des héros. » Elle note par exemple une « longue digression sur le refoulement et son mécanisme où sont invoqués tour à tour comme confirmation de la description de Jensen, certaines représentations picturales, en particulier celle de Félicien Rops, et un cas pathologique appartenant à l’expérience clinique de Freud. » Le fondateur de la psychanalyse ne se contente pas de rajouter certains éléments à la nouvelle de Jensen, il en laisse d’autres de côté. « Ainsi, remarque Sarah Kofman, il « oublie » que Jensen explique pourquoi Norbert a refoulé sa vie amoureuse : dès l’enfance, il était prédestiné à suivre la tradition familiale, la trace du père. » L’auteur propose une lecture qui tienne compte « de la totalité du texte ». « Celle-ci permet de comprendre, écrit-elle, mieux que le fait le résumé, pourquoi Norbert est un enterré vivant : la tradition familiale a coupé les ailes de son désir, l’a, tel le canari, mis en cage dès la naissance. Traduit en langage analytique : Norbert est né castré. Curieusement, Freud néglige un certain nombre d’indications allant dans ce sens. » Selon Sarah Kofman, « l’interprétation de Freud est une réécriture du texte de Jensen, un nouveau jeu, un nouveau roman, même si c’est l’auteur qui, dans une certaine mesure, a fourni le texte et le commentaire. »

Certains éléments interprétés dans Délires et Rêves dans la Gradiva de Jensen ne proviendraient-ils donc que de Freud ? A la suite de Sarah Kofman, nous allons nous efforcer d’éclaircir cette question.

 

II

 

Freud et Jensen : deux langages différents.

Le « roman freudien » de l’artiste et du poète,

et la peinture, par Jensen, de certains savants.

 

(…)

 

1. Le refoulement, la capacité à résoudre les énigmes, et les deux passions, successivement dominantes, de Norbert Hanold.

 

(…)

 

2. Poésie et névrose, ou science et névrose ?

 

(…)

Quant à Hanold lui-même, la science ou, du moins, une certaine façon de considérer la science comme la seule chose importante dans la vie, n’aurait-elle pas contribué à faire de lui un névrosé ?

Certes, il n’est pas entièrement responsable de son illusion. Freud se contente de mentionner « la tradition familiale ». Pourquoi ne rétablirions-nous pas les mots mêmes de Jensen ?

« Il n’était pas venu au monde, il n’avait pas grandi dans la liberté de la nature, mais à dire vrai dès sa naissance il s’était trouvé bouclé derrière les barreaux d’une grille, celle dont l’avait entouré la tradition familiale, l’éducation et la préparation à l’avenir auquel il était destiné par avance. »

Freud donne de cette phrase une version très édulcorée : « la tradition familiale l’a destiné à l’archéo­logie » !

« Depuis sa plus tendre enfance, poursuit Jensen, il n’y avait jamais eu le moindre doute dans le cercle familial sur ceci : en tant que fils unique d’un professeur d’université spécialiste de l’Antiquité, il était appelé à exercer plus tard la même activité pour maintenir l’éclat du nom paternel, voire l’augmenter si possible ; et prendre la succession dans ce métier lui était apparu, pour l’organisation de son avenir, comme un devoir qui allait de soi. »

Nous reviendrons dans un autre chapitre sur ce passage important. Notons que l’éducation et la préparation psychologique à laquelle Norbert Hanold a été soumis par le cercle familial, semble avoir réussi pour le but qu’elle se proposait, puisque le rejeton est devenu, très jeune, un brillant professeur d’université, spécialiste de l’Antiquité. Seule­ment, cette préparation psychologique menée par le cercle familial a oublié ou négligé de tenir compte de l’affectivité de Norbert Hanold.

(…)

(Pages 8-9)

 

Effectivement, il semble que, pour Jensen, le comportement de Norbert Hanold à l’égard des jeunes filles ne s’explique pas du tout par une prédisposition innée, puisqu’au contraire, le romancier fait ressortir, dans l’intérêt exclusif que Norbert porte à l’archéologie, l’influence de l’éducation et de la préparation psychologique qu’il a subies.

Mais Freud ne semble pas remarquer nettement que ce qu’il appelle les « besoins fantastiques » et « érotiques » de Norbert Hanold renvoient, pour Jensen, à la nature et à une prédisposition innée :

« Mais, peut-être dans une intention bienveillante, la nature lui avait en supplément mis dans le sang une sorte de compensation qui n’avait rien à voir avec la science, et dont il ne savait même pas qu’il était pourvu : une fantaisie extraordinairement vive, (…) »

Pour Freud, les besoins érotiques de Norbert Hanold renvoient avant tout à son enfance :

« Nous découvrons aussi par la suite que dans son enfance, Norbert Hanold ne se tenait pas à l’écart des autres enfants ; à cette époque, il entretenait une amitié d’enfance avec une petite fille, (…) » Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question.

Quelques pages plus loin, Freud écrit encore :

« Notre auteur a omis les motifs dont découle le refoulement de la vie amoureuse chez son héros ; l’activité scientifique n’est en effet que le moyen dont se sert le refoulement ». Freud assigne au refoulement d’autres causes.

Mais qu’en est-il pour Jensen ? N’a-t-il pas donné certaines indications importantes destinées à rendre crédible le comportement de Norbert à l’égard des jeunes filles ? indications que Freud semble avoir négligées, ou voulu négliger.

Pour Freud, l’activité scientifique, qui semble être quelque chose de pur, ne saurait être considérée comme une des causes du refoulement ou du délire de Norbert Hanold. Les causes du refoulement sont à rechercher dans une morale étroite, à laquelle Freud oppose ses découvertes, qui, selon lui, relèvent de la science.

Mais, pour Jensen, l’activité scientifique de Norbert, à qui la nature (« die Natur ») a mis dans le sang (« ins Blut ») une fantaisie extraordinairement vive, « qui ne lui rendait pas l’esprit spécialement propre à effectuer des recherches selon une méthode objective et rigoureuse », n’est-elle pas la conséquence de l’éducation et de la préparation psychologique à une science tout à fait impure, puisqu’elle est au service de l’honneur familial ? Et donc, en dernière analyse, pour Jensen, le comportement maladif de Norbert Hanold ne serait-il pas la conséquence de l’environnement social ? Nous reviendrons sur ce point.

(…)

(Pages 12-13)

 

3. Zoé et le dessin.

 

De ce que, dans certaines conditions, une certaine façon de considérer la science puisse contribuer à provoquer un délire, Jensen ne tire pas de conclusions générales.

Au moins le père de Zoé a-t-il gardé sa science et sa névrose pour lui, et n’a pas voulu rendre sa fille semblable à lui-même.

Dans ces deux familles de savants, la seule personne saine, Zoé, se livre à un art, le dessin ; sans doute comme simple passe-temps, elle semble d’ailleurs s’intéresser davantage à Norbert Hanold qu’aux arts graphiques.

Quant à Norbert, sa fantaisie extrêmement vive l’amène certes à opposer à la science son rêve qui relève de l’âme, de l’affectivité ou du cœur, mais rien ne nous laisse penser qu’il possède l’imagination créatrice d’un véritable poète ou d’un véritable artiste. S’il croit voir dans les esquisses de Zoé l’expression d’un « talent artistique hors de l’ordinaire », ce n’est apparemment pas en raison de sa propre compétence exceptionnelle dans le domaine de l’art, mais tout simplement parce qu’il est amoureux de Zoé, et qu’il l’idéalise :

« Un être possédant tant de « chic », au sens noble du terme, qu’elle manifestait dans sa façon de se tenir et d’agir, il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir », songe-t-il un peu plus loin.

(…)

(Page 14)

 

4. Conclusion : les différences de langage de Freud et de Jensen ne sont pas dépourvues de signification.

 

Les différences que nous avons constatées entre le langage de Freud et celui de Jensen ne sont pas dépourvues de signification : elles révèlent que leurs conceptions sont différentes, au moins sur certains points. (…)

 

Michel VALTIN

Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 189. Été 2011.

Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).

 

 

 

 

Qu'est-ce que le don artistique?

Qu’est-ce que le don artistique ?

(Critique des conceptions de Freud),

essai de Michel Valtin, extraits d’un livre à paraître.

 

Présentation (Maurice Hénaud)

 

Parmi les psychanalystes, l’un de ceux qui reconnaissent le mieux que Freud a pu, dans une certaine mesure, se tromper au sujet de Léonard de Vinci, de l’art, et peut-être même au sujet de la création littéraire et artistique, nous semble être (à Michel Valtin et à moi-même) Jean-Bertrand Pontalis. Dans sa préface (L’Attrait des Oiseaux), celui-ci écrit à propos du souvenir d’enfance de Léonard :

« Quelle joie ce dut être pour Freud de mettre la main sur ce souvenir, joie qui alla, j’y reviendrai tout à l’heure, jusqu’à lui brouiller la vue ! »

Plus loin, en analysant le travail de Schapiro sur Léonard et Freud, Pontalis s’interroge ainsi au sujet du livre de ce dernier :

« On en vient à se demander si ce qui fut d’abord salué comme « un tour de force » n’était pas un exercice d’illusionniste victime de sa propre illusion. » (…)

Pourrait-il paraître prétentieux de contester les conceptions de Freud relatives au don artistique ?

Prétentieux, comment pourrions-nous l’être, puisque, dans Sigmund Freud présenté par lui-même, le fondateur de la psychanalyse déclare :

« l’analyse ne peut rien dire qui éclaire le problème du don artistique » ? 

Si Freud n’a rien dit d’éclairant sur cette question, pourrait-il être prétentieux d’en dire quelque chose ? Ou bien le don artistique serait-il « si mystérieux », qu’il serait de toute façon présomptueux de vouloir en dire quelque chose d’éclairant ?

(Pages 2-3)

 

Maurice HÉNAUD

 

Première partie :

 

Le don artistique, don inné, ou fruit d’un développement ?

____

 

1 - Don artistique et don pour l’analyse de l’âme

 

(…)

Admettons que Freud ait en partie raison d’affirmer, dans la conclusion d’Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci : 

« Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les “nécessités” de notre constitution et les “hasards” de notre enfance peut bien être encore incertain dans le détail ; mais dans l’ensemble, il ne subsiste aucun doute quant à l’importance de nos premières années d’enfance. »

Il n’en reste pas moins que le développement intellectuel et créateur de Léonard ne saurait se réduire à des inhibitions et des conflits qui tireraient leur origine de la petite enfance.

(…)

(page 6)

 

 

2 - Nécessité de l’esthétique et d’une psychologie de la création artistique

 

(…)

Mais comment peut-on savoir si le don artistique et la capacité de réalisation sont en rapport intime avec la sublimation, si l’on ne sait même pas ce qu’est « le don artistique », et si les expressions « capacité de réalisation » et « sublimation » renvoient à des phénomènes et à des processus qui ne sont pas assez clairement définis ? Et en quoi « l’aptitude à la sublimation », supposée par Freud, se distingue-t-elle du don artistique ou de l’aptitude à la création artistique ?

Si l’essence de la réalisation artistique est, comme Freud le reconnaît, inaccessible par la psychanalyse, n’existerait-il pas, pour cette dernière, une frontière de ce côté, de même qu’il en existe une (que Freud reconnaît) du côté de l’investigation biologique ? L’étude de la réalisation esthétique, et même du don artistique, ne relèverait-elle pas, en partie du moins, de l’esthétique et de la psychologie de l’invention et de la création ?

(pages 7-8)

 

3 - Le développement du don artistique, variable selon les créateurs considérés

 

Existe-t-il un don artistique dans l’absolu ? Ce que Freud appelle « le don artistique » n’est-il pas plutôt relatif à tel ou tel créateur, à tel ou tel artiste, à tel ou tel poète ? S’agit-il d’un don unique et spécifique, comme Freud le prétend ? « De l’obscure période de l’enfance, écrit-il, Léonard surgit devant nous artiste, peintre et sculpteur, en vertu d’un don spécifique (…). » (Un souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, chapitre VI). Le don artistique ne serait-il pas plutôt la résultante d’un certain nombre de facultés ?

Par « don artistique », faut-il désigner la facilité avec laquelle l’artiste travaille, même si le résultat n’est pas extraordinaire ? Ou bien, au contraire, la capacité à créer des chefs d’œuvre, même si c’est au prix d’un labeur long et difficile ?

(…)

Pourquoi Hugo et non un autre ? Baudelaire l’expli­que par un don inné :

« Victor Hugo, écrit-il, était, dès le principe, l’homme le plus doué, le plus visiblement élu pour exprimer par la poésie ce que j’appellerai le mystère de la vie. » etc.

Alors, pourquoi le génie de Hugo a-t-il mis si longtemps à se manifester ?

La réponse est analogue à celle que j’ai donnée dans le cas de Freud : le génie de Hugo est le résultat d’une série d’expériences vécues et de découvertes intellectuelles. Il lui a fallu, en particulier, lire et relire, parmi beaucoup d’autres auteurs, Chateau­briand, Chénier, Lamartine, Walter Scott, Shakespeare, les poètes orientaux (voir les Notes des Orientales, publiées en 1829), etc. L’auteur des Odes était encore englué dans le classicisme finissant. C’est avec les Ballades et Les Orientales, à partir de 1825, mais surtout à partir de 1827 et 1828, que Victor Hugo conquiert son génie de poète.

(page 10)

 

4 - L’importance essentielle de l’environnement dans le développement des facultés de l’individu

 

Bien que le don artistique apparaisse comme le fruit d’un développement, ne comporterait-il pas, tout de même, quelque chose d’inné ?

« Mais avant toute chose, écrit Baudelaire dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, je dois dire que la part étant faite au poëte naturel, à l’innéité, Poe en faisait une à la science, au travail et à l’analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. »

Mais qu’est-ce que ce poète naturel ? N’a-t-il donc, auparavant, jamais lu les poètes, la nature lui a-t-elle accordé le don d’écrire en vers avant même qu’il n’ait su ce qu’est un mot, une phrase, une syllabe, un rythme et une rime ? Par conséquent, le poète dit naturel n’est pas absolument inné, il est déjà le fruit du développement de certaines facultés, développement qui s’est produit grâce à des apports extérieurs, et en interaction avec ces apports extérieurs.

Goethe lui-même reconnaît l’importance essentielle de l’environnement dans le développement des facultés de l’individu, si originales qu’elles soient :

« On parle toujours d’originalité, remarque-t-il, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Dès notre naissance l’univers commence à influer sur nous et cela continue jusqu’à la fin. Et d’ailleurs, que pouvons-nous appeler « nôtre », si ce n’est l’énergie, la force, la volonté ? Si je pouvais dire tout ce que je dois à mes prédécesseurs, il ne me resterait pas grand-chose. » (Eckermann, Conversations avec Goethe, Jeudi 12 mai 1825).

Que serait-il resté à Goethe, s’il avait grandi dans un environnement tout autre ? Il lui serait resté des virtualités qui ne se seraient jamais exprimées, ou qui auraient abouti à des résultat différents.

(pages 11-12)

 

5 - Désir, expérience et sources d’inspiration

 

(…)

Le comportement politique de Victor Hugo serait-il réductible à la petite enfance ? N’y a-t-il pas toute une expérience humaine et toute une évolution intellectuelle, entre la révolte, réelle ou supposée, de l’enfant contre le père, et la critique ou la satire de l’Empereur et des Rois ? Pourquoi sa production littéraire serait-elle entièrement déterminée par sa petite enfance ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi en irait-il tout à fait autrement pour la production artistique et scientifique de Léonard de Vinci ?

Il convient de remarquer que les sources d’inspiration sont relatives à chaque poète. Pourquoi est-ce principalement l’amour, la Nature, Dieu, l’Humanité chez Lamartine ? Pourquoi les sources d’inspiration sont-elles étroites chez Mallarmé, beaucoup plus vastes dans le cas de Hugo, encore plus vastes dans le cas de Shakespeare ? Faut-il l’expliquer par un don spécifique à chaque fois différent ? Ou ne conviendrait-il pas, plutôt, de chercher à expliquer la formation de l’esprit créateur, dans chaque cas considéré, par une histoire psychologique particulière ?

(pages 13-14)

 

6 - (Ce chapitre ne fait pas partie des extraits donnés ici)

 

7 - La genèse des dons poétiques : le cas de Goethe

 

(…)

 

*

 

L’étude du développement de Goethe enfant semble montrer, d’abord, qu’il n’a pas développé un don spécifique (comme, selon Freud, l’aurait fait Léonard de Vinci), dans lequel on pourrait reconnaître le don poétique, mais des dons multiples, relatifs en particulier à la vision du monde, à la conception et au langage.

Ensuite, cette étude semble montrer l’importance de l’intérêt que Goethe a porté au spectacle du monde et de l’ensemble de la vie. Ne serait-il pas très exagéré de dire qu’il s’est détourné de la réalité pour s’intéresser à ses rêveries ?

Le cas de Goethe ne devrait-il pas nous amener à douter que l’artiste est quelqu’un qui se détourne de la réalité, et qui, grâce à l’art, échappe à la névrose ? La question sera examinée de manière plus précise dans le premier chapitre de notre seconde partie.

D’autre part, ne faudrait-il pas distinguer deux sortes de rêveries, l’une qui se rapporte à la réalité et à l’expérience, dans laquelle l’intelligence tient une part importante, et l’autre qui, purement sentimentale, tient peu compte de la réalité ?

Enfin, il semble que les dons artistiques, de même que les autres dons constatés chez l’adolescent ou l’adulte, ne puissent pas s’expliquer uniquement par la prédisposition génétique et l’importance de nos premières années d’enfance, et qu’ils se laissent mieux comprendre si l’on tient compte de l’exercice, du plaisir pris à l’exercice, et du renforcement qu’ils entraînent.

(pages 18-19)

 

*

Seconde partie :

 

Création artistique et vie de rêverie

 

 

1. L’artiste est-il fondamentalement quelqu’un qui, comme le névrosé, s’est détourné de la réalité ?

 

(…)

Freud affirme que « l’artiste n’est certes pas le seul à mener une vie de rêverie » et que, « comme tout autre insatisfait, il se détourne de la réalité effective et transfère tout son intérêt, sa libido, elle aussi, sur les formations de souhait de sa vie de rêverie, à partir desquelles la voie pourrait conduire à la névrose ». 

Dans ces conditions, la vie de rêverie n’est pas ce qui caractérise essentiellement l’artiste.

(…)

(Page 20)

 

(…)

Ce que Freud appelle la rêverie n’est, pour l’artiste véritable, qu’un aspect du monde. « Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe », affirme Théophile Gautier. Et Pouchkine, Goethe et d’autres grands poètes l’ont dit : « La première étude à laquelle l’homme qui veut être poète doit s’attacher est de rendre le monde extérieur. »

La vie de rêverie est-elle le seul domaine du poète ? Ne doit-il pas, par l’expérience et l’étude, s’efforcer de voir et de rendre le vaste spectacle du monde ? « Aussi longtemps, dit Goethe, que le poète « n’exprime que ses quelques sentiments personnels, on ne peut dire qu’il soit poète ; il l’est quand il sait faire sien le monde et qu’il sait l’exprimer. » etc. (Eckermann, Conversations avec Goethe, 29 janvier 1826).

(…)

 

*

 

Dans Malaise dans la Civilisation, après avoir cité un quatrain de Goethe, Freud note :

« Et il est bien permis de pousser un soupir quand on s’aperçoit qu’il est ainsi donné à certains hommes de faire surgir, véritablement, sans aucune peine, les connaissances les plus profondes du tourbillon de leurs propres sentiments, alors que nous autres, pour y parvenir, devons nous frayer la voie en tâtonnant sans relâche au milieu de la plus cruelle incertitude. »

Faut-il tenir pour si peu de chose, l’expérience, les études et l’esprit de Goethe, et estimer que ses productions poétiques ont simplement surgi du « tourbillon de ses propres sentiments » ?

(Pages 22-23)

(…)

 

 

 

2. Le désir de l’artiste en tant qu’artiste.

 

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Conclusion de la deuxième partie

 

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Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 173. Avril 2009.

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