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09/08/2011

Freud et la conquête de la biographie

Freud et la Conquête de la Biographie.

(Michel Valtin)

(extraits)

 

INTRODUCTION

 

(…)

Dans notre premier chapitre, Goethe et Léonard : l’analyse trop rapide de Freud, nous apportons quelques nuances à l’opposition dans laquelle Freud place ces deux créateurs. Dans le chapitre suivant, Quelle conception pour la biographie ?, nous montrons que Freud est surtout un pathographe, qu’il ne considère la biographie que du point de vue affectif, et néglige complètement la question de l’intelligence.

(…)

(Page 3)

 

GOETHE ET LÉONARD :

L’ANALYSE TROP RAPIDE DE FREUD

 

(…)

Quoi qu’il en soit, Pontalis remarque fort justement, je crois :

« S’il fallait parler d’inachèvement chez Léonard, il serait beaucoup plus sensible dans le domaine dit scientifique que dans celui de ses œuvres picturales ».

En effet, de tous les traités que Léonard avait ébauchés, ou dont il avait fait le projet, aucun n’a été terminé.

Comme Goethe, Léonard tend à entreprendre trop de choses :

« Revenu dans la ville à mes occupations, écrit par exemple le poète, j’en sentis le poids plus qu’auparavant, car l’homme né pour l’activité entreprend trop de projets et se surcharge de travaux : ce qui réussit d’ailleurs parfaitement jusqu’à ce qu’un obstacle moral ou physique survienne, pour rendre manifeste la disproportion des forces aux entreprises. » (Poésie et vérité, Troisième partie, livre XI).

Goethe est très conscient qu’il faut renoncer à l’impossible, et qu’il convient de se fixer des limites : « Une activité sans bornes, écrit-il par exemple dans ses Maximes et Réflexions, de quelque nature qu’elle soit, finit par faire banqueroute. »

A sa tendance à entreprendre trop de projets et à se surcharger de travaux, Goethe apporte un correctif : le renoncement partiel. Peut-être Léonard n’a-t-il pas suffisamment compris la nécessité de tenir compte, pour ses activités, d’un semblable correctif. Pourtant, il note dans ses Carnets : « Ne point désirer l’impossible. »

(…)

(Pages 5-6)

 

(…)

Bien entendu Léonard n’était pas Goethe. Mais, s’il est vrai qu’il a finalement préféré la science, n’a-t-il pas eu quelque raison de le faire, à une époque où, par exemple, l’Eglise « enseignait le caractère sacré du corps humain et châtiait comme sacrilège l’emploi du scalpel de l’anatomiste », où il convenait de libérer l’esprit des entraves de la religion, et de repousser plus loin les limites de la connaissance que l’homme avait de lui-même et du monde qui l’entoure ?

Selon Freud, la seconde sublimation de Léonard, d’ordre scientifique, aurait remplacé la première, d’ordre artistique, par « substitution régressive ». C’est un point de vue. Mais n’est-il pas trop radical, excessif et trop partiel ?

Dans le chapitre suivant, nous examinons la conception que Freud, dans son Allocution à Francfort dans la maison de Goethe, se fait de la biographie. Nous entreprenons de faire voir quels éléments importants il semble négliger.

(Page 7)

 

QUELLE CONCEPTION POUR LA BIOGRAPHIE ?

 

Dans son Allocution à Francfort dans la maison de Goethe (1930), Freud croit pouvoir relever une certaine impuissance des biographes :

« Nous tous qui vénérons Goethe, nous tolérons cependant sans trop nous rebeller les efforts des biographes qui prétendent reconstituer sa vie à partir des notes et récits existants. Mais que sont censées nous apporter ces biographies ? Même la meilleure et la plus complète ne pourrait répondre aux deux questions qui, seules, paraissent dignes d’intérêt.

« Elle n’éluciderait pas l’énigme du don merveilleux qui fait l’artiste, et elle ne pourrait pas nous aider à mieux appréhender la valeur de ses œuvres et l’action qu’elles exercent. »

Freud ne mentionne même pas l’autobiographie de Goethe, Poésie et Vérité. Ne constituerait-elle pas la meilleure biographie qui soit ? Et, justement, comme nous avons commencé à le montrer, elle fournit des renseignements très importants et très nombreux sur la genèse de ce que Freud appelle le « don artistique ». (Voir nos numéros 173 et 177). N’est-il pas évident, d’autre part, si nous l’étudions soigneusement, qu’elle peut nous aider à mieux appréhender le sens et la valeur des œuvres de Goethe, et en particulier pour Werther ? (A ce sujet, voir la troisième partie de Qu’est-ce que le don artistique ? dans notre numéro 177).

Quant à l’action qu’ont exercé les œuvres de Goethe sur le public, Goethe lui-même n’a-t-il pas montré, dans Poésie et Vérité, et encore une fois en particulier pour Werther, tout ce qui provient du public lui-même ? N’a-t-il pas distingué nettement cette réaction du public d’une compréhension plus haute vers laquelle nous pouvons nous élever, quand nous réussissons, par l’expérience et l’étude, à repousser plus loin les limites relativement étroites, et peut-être toujours trop étroites, de nos esprits ?

Contrairement à ce qu’affirme Freud, une excellente biographie peut contribuer à élucider les questions de la réussite artistique. N’est-ce rien, par exemple, d’écrire, comme Baudelaire le fait à propos d’Edgar Poe : « Il avait certes un grand génie et plus d’inspiration que qui que ce soit, si par inspiration on entend l’énergie, l’enthousiasme spirituel et la faculté de tenir ses facultés en éveil. Mais il aimait aussi le travail plus qu’aucun autre ; il répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité est une chose d’apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être transmise par l’enseignement. » ? (La Genèse d’un Poème). Baudelaire développe cette conception dans ses notices sur la vie et l’œuvre de son maître.

Freud semble n’accorder que très peu d’importance au travail, ainsi qu’au développement progressif des facultés, tout étant fourni d’emblée par un mystérieux « don artistique », qui lui-même devrait beaucoup à une « sublimation » non moins mystérieuse, et tout aussi hypothétique.

Il est également évident que les notices de Baudelaire sur Edgar Poe peuvent nous aider à mieux appréhender le sens et la valeur des œuvres de ce dernier.

(…)

(Pages 8-9)

 

(…)

Goethe a dit beaucoup de choses sur lui-même. Voyons ce que Freud en retient principalement.

« L’Eros, Goethe l’a toujours tenu en haute estime, il n’a jamais essayé d’en rapetisser la puissance, il n’a pas suivi ses manifestations primitives ou même capricieuses avec moins de considération que ses manifestations hautement sublimées, et il n’a pas, me semble-t-il, défendu l’unité de son essence, à travers toutes les formes dans lesquelles il apparaît, avec moins de détermination que jadis Platon. »

La quête d’Eros, pour Goethe, est loin d’être exempte d’épreuves et de conflits. Qu’on se remémore par exemple Les Souffrances du jeune Werther, le conte intitulé La Nouvelle Mélusine, publié dans Wilhelm Meister, ainsi que toutes les années écoulées, telles qu’elles sont décrites dans Poésie et Vérité, avant de parvenir au choix d’une épouse.

Freud semble ne pas tenir compte que Goethe fait écrire à Faust non pas : « Au commencement était l’amour », mais : « Au commencement était l’action. » Il ne cite pas non plus Pandore. Et il ne mentionne pas que Goethe a dit qu’à la félicité, il préférait l’action concrète, avec des difficultés et des obstacles à vaincre.

Ne semble-t-il pas que Freud projette sur Goethe son idéal d’un homme qui a toujours tenu Eros en haute estime, et qui ainsi a pu « s’épanouir librement », sans tenir aucun compte d’autres aspects importants de sa personnalité ? De même, s’il insiste à propos de Léonard sur « les facteurs qui ont empreint sa personne de la marque tragique de l’insuccès », n’est-ce pas parce qu’il en juge d’après son propre idéal érotique et amoureux, ainsi que d’après sa propre conception de l’artiste, plutôt que d’après la passion intellectuelle qui animait Léonard ?

 

Sans vouloir nier l’apport considérable de Freud dans le domaine de la pathographie, il faut reconnaître, je pense, que sa conception de la biographie est inadéquate. Comme nous l’avons vu, s’efforcer d’éclairer la question de ce que Freud appelle « le don artistique », et d’appréhender la valeur des œuvres et l’action qu’elles exercent, ne sont pas des tentatives vaines, vouées d’avance et a priori à l’échec. Certes, les biographes ne manifestent pas toujours une intelligence extraordinaire. Mais ils ne sont pas tous englués dans leurs sentiments naturels, au point que leur intelligence ne saurait aucunement s’en dégager. Sauf dans le cas de paresse et de conflits psychologiques trop importants, il n’y a pas de fatalité pour qui s’efforce de se cultiver et de développer son intelligence. (…)

(Pages 19-21)

 

FREUD ET LA CONQUÊTE DE LA BIOGRAPHIE. LE CAS DE LÉONARD

 

Freud, le désir de conquête, et la réalité de Léonard

 

Ce serait peut-être placer Freud trop haut que d’en faire un observateur, un homme de science ou un penseur rigoureux en toute circonstance. Le 1er février 1900, le fondateur de la psychanalyse écrit en effet à Wilhelm Fliess :

« Tu te fais de moi souvent une trop haute opinion. Cependant ce qui motive cette erreur fait taire tout reproche. Je ne suis ni un véritable homme de science, ni un observateur, ni un expérimentateur, ni un penseur. Par tempérament, je ne suis qu’un conquistador, un explorateur si tu préfères ce terme – avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérisent cette sorte d’homme. »

Freud serait-il resté, au moins dans une certaine mesure et dans certains domaines (comme celui de la création artistique ou de la biographie), un conquistador, davantage que toute autre chose ?

Dans sa préface à Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Pontalis note bien ce désir de conquête :

« En 1908 paraît Der Dichter und das Phantasieren : cette fois, ce sont essentiellement l’imagination, les voies qu’emprunte la création qui sont envisagées et, dans une lettre à Jung, Freud annonce qu’il n’a pas l’intention de s’en tenir là et, qu’à une prochaine occasion, il traitera directement des auteurs. » (8 décembre 1907). Dans cette lettre, Freud déclare d’ailleurs au sujet de sa conférence sur le poète et la rêverie : « C’était tout de même une incursion dans un domaine que nous avions jusqu’à présent à peine effleuré, sur lequel on pourrait s’établir commodément.»

Pontalis écrit ensuite, toujours à propos de Freud : « Dans une autre lettre, il affirme encore plus vigoureusement sa volonté d’annexion : « Je suis heureux que vous partagiez ma conviction que la mythologie devrait être entièrement conquise par nous […] Le domaine de la biographie doit également devenir nôtre. » (17 octobre 1909 ; les italiques sont de Pontalis).

Le même auteur note encore que, lors d’une discussion publiée dans les Minutes de la société psychanalytique de Vienne (11 décembre 1907, Les premiers psychanalystes, Gallimard), « Freud est on ne peut plus net : “La psychanalyse mérite d’être placée au-dessus de la pathographie car elle renseigne sur le processus de la création. (…)” (…) Il ne s’agira pas de découvrir le névrosé dans le créateur (la belle affaire…), mais de considérer le processus de la création sur le modèle de la constitution de la névrose. »

Deux pages plus loin, Pontalis conclut ainsi son développement :

« Sur le souvenir du roman de Merejkovski – souvenir resté d’autant plus vif que Freud pouvait trouver des correspondances entre Léonard et lui-même – est donc venu se greffer un projet « colonisateur » : marquer du sceau de la psychanalyse la psychobiographie. »

(…)

(Pages 22-23)

 

Freud et la prétendue transparence de Léonard

 

Examinons la conquête de la biographie telle que Freud la conçoit.

Il convient de citer en entier le passage mentionné par Pontalis de la lettre que Freud écrit à Jung le 17 octobre 1909 :

« Je suis heureux que vous partagiez ma conviction que la mythologie devrait être entièrement conquise par nous. Nous n’avons jusqu’à présent que les deux échappées : Abraham et Rank. Il nous faut des hommes, des travailleurs pour des campagnes plus vastes. Ils apparaissent si rarement. Le domaine de la biographie doit également devenir nôtre. Depuis mon retour j’ai eu une seule idée. L’énigme du caractère de Léonard de Vinci est tout à coup devenue transparente pour moi. Ce serait donc là un premier pas dans la biographie. Mais le matériel sur L[éonard] est si maigre que je désespère d’exposer de manière saisissable aux autres ce dont je suis à bon escient convaincu. J’attends à présent avec impatience un ouvrage italien sur sa jeunesse, que j’ai commandé. Entre-temps je puis vous révéler le secret. Vous rappelez-vous ma remarque dans Les Théories sexuelles infantiles (2e « recueil »), sur l’échec nécessaire de cette investigation primitive des enfants, et l’effet paralysant qui résulte de ce premier échec ? Relisez ces mots ; ils n’étaient alors pas compris aussi sérieusement que je les comprends maintenant. Or, le grand Léonard, qui était sexuellement inactif ou homosexuel, était également un tel homme, qui a tôt converti sa sexualité en pulsion de savoir, et qui est resté accroché à l’exemplarité [Vorbildlichkeit] de l’inachèvement. J’ai rencontré récemment son homologue (sans son génie) chez un névrosé. »

Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci serait un premier pas dans le domaine de la biographie ? Mais un premier pas est-il une conquête ?

Si le matériel relatif à Léonard est si maigre, comment Freud peut-il être convaincu à bon escient de ses constructions ? Et comment savoir si un matériel plus abondant n’apporterait pas d’autres éléments, qui montreraient des aspects insoupçonnés de la question, laquelle apparaîtrait alors beaucoup plus complexe ?

Le caractère de Léonard reposerait-il sur une seule énigme, qui, résolue, le rendrait entièrement transparent ? Une seule énigme pour un homme aussi complexe et aussi riche de virtualités que Léonard ? Le caractère de Léonard ne renfermerait-il pas, plutôt, une série d’énigmes, ou un nœud d’énigmes ? Selon Freud, la déclaration de Léonard sur l’amour et la connaissance contiendrait « sa profession de foi et la clef de son être ». L’être de Léonard serait-il aussi simple à comprendre qu’une serrure ? Malgré la transpa­rence vue ou imaginée par Freud, ne subsisterait-il pas une part importante d’obscurité ?

Freud aurait rencontré, en la personne d’un névrosé, l’homologue de Léonard, mais sans son génie ? Suffirait-il de rajouter le génie à tel ou tel névrosé pour obtenir un Léonard ? Ou, à l’inverse, d’enlever le génie à Léonard, pour découvrir en lui un pur névrosé ? Et qu’est-ce que ce génie, ce don artistique extraordinaire, qui serait complètement extérieur à la personnalité, sans genèse, et dont l’étude ne relèverait pas de la psychologie ?

Dans ces conditions, la transparence du caractère de Léonard, telle qu’elle apparaît à Freud, ne relèverait-elle pas, au moins partiellement, d’une illusion ?

 

*

 

Difficultés auxquelles se heurte la conquête de la biographie

 

(…)

 

L’essai de Freud sur Léonard :

pathographie ou biographie ?

(…)

 

Freud et le débordement des frontières

 

(…)

Il est vrai que Freud fait preuve aussi d’un certain réalisme :

« Mais quelle que puisse être la vérité sur la vie de Léonard, nous ne pouvons renoncer à notre tentative de la sonder psychanalytiquement, tant que nous ne nous sommes pas acquittés d’une autre tâche. Nous devons de façon très générale tracer les frontières qui délimitent la capacité de réalisation de la psychanalyse dans les études biographiques, afin que ne nous soit pas imputé à échec tout manque d’explication. »

Comment pourrions-nous nous plaindre d’un manque d’explications ? Freud donne beaucoup trop d’explications, au contraire ; mais, dans le cas de Léonard, la plupart de ces explications n’en sont pas, car elles se fondent beaucoup trop sur de pures hypothèses, et se soucient beaucoup trop peu de vérifications.

Il paraît certes tout à fait louable et judicieux de délimiter des frontières. Seulement, il semble que nous ayons affaire à un conquérant que rien n’arrête, qui ne connaît aucune frontière, et qui les déborde toujours.

Nous avons montré ailleurs que Freud ne tient aucun compte ni de l’esthétique, ni de la psychologie de la création littéraire et artistique (voir nos numéros 173 et 177).

Ici même, nous avons montré que Freud ne tient aucun compte des frontières de la biographie, et qu’Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci se trouve être, par bien des aspects, (outre une étude précise de certains phénomènes), un roman psychanalytique fondé sur un roman biographique. Comme nous l’avons vu plus haut, Freud, de son propre aveu, n’a pas même respecté les frontières de la « méthode psychanalytique ».

Décidément, il semble que dans Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Freud apparaisse davantage comme un conquistador, que comme un observateur, un homme de science ou un penseur.

Il reste à essayer de déterminer plus précisément les points sur lesquels la conquête voulue par Freud se heurte à des obstacles bien déterminés. Nous commencerons à le faire dans notre numéro suivant (185), Freud et Léonard. Inhibition, amour, science et peinture.

 

Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 181. Automne 2010.

Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).