Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/08/2011

Freud et la Gradiva de Jensen

 

Freud et la Gradiva de Jensen. Entre le psychanalyste et le romancier, des désaccords de détail ? (extraits)

 

Dans son petit essai sur la Gradiva de Jensen, Freud avait estimé possible une récusation globale de ses interprétations par le romancier.

Cette récusation ne s’est pas produite, puisque Jensen, dans sa première lettre à Freud, lui répond :

« Certes, cette petite narration n’avait pas « rêvé » de se voir l’objet d’un jugement et d’un éloge formulés à partir du point de vue psychiatrique, et il vous arrive en effet, ça et là, de lui prêter des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment. Dans l’ensemble, cepen­dant, pour l’essentiel, je peux convenir avec vous sans restriction que votre écrit est allé au fond des intentions de mon petit livre et leur a rendu justice. »

Dès lors, il ne saurait être question de contester en bloc l’interprétation de Freud. Il reste à examiner si, sur des points que Jensen semble considérer comme secondaires, Freud aurait révélé certaines intentions inconscientes de l’auteur, ou si au contraire, il lui aurait attribué des intentions qui ne se trouvent pas dans la nouvelle, et ne viendraient que de l’interprète.

 

I

 

Extrait du chapitre : Quelques études sur

la Gradiva de Jensen

 

 

Dans le chapitre intitulé Résumer, interpréter (Gra­diva) de Quatre romans analytiques, éditions Galilée, 1973), Sarah Kofman critique la sélection que Freud effectue, dans la nouvelle, des éléments qu’il retient pour son inter­prétation. Dès le résumé, que Freud présente comme fidèle au texte de Jensen, certaines déformations et certaines transformations sont perceptibles. « La visée explicative du résumé, écrit Sarah Kofman, se marque par un certain nombre de « digressions » destinées à suppléer à l’absence d’explication de l’auteur et à éclairer la conduite des héros. » Elle note par exemple une « longue digression sur le refoulement et son mécanisme où sont invoqués tour à tour comme confirmation de la description de Jensen, certaines représentations picturales, en particulier celle de Félicien Rops, et un cas pathologique appartenant à l’expérience clinique de Freud. » Le fondateur de la psychanalyse ne se contente pas de rajouter certains éléments à la nouvelle de Jensen, il en laisse d’autres de côté. « Ainsi, remarque Sarah Kofman, il « oublie » que Jensen explique pourquoi Norbert a refoulé sa vie amoureuse : dès l’enfance, il était prédestiné à suivre la tradition familiale, la trace du père. » L’auteur propose une lecture qui tienne compte « de la totalité du texte ». « Celle-ci permet de comprendre, écrit-elle, mieux que le fait le résumé, pourquoi Norbert est un enterré vivant : la tradition familiale a coupé les ailes de son désir, l’a, tel le canari, mis en cage dès la naissance. Traduit en langage analytique : Norbert est né castré. Curieusement, Freud néglige un certain nombre d’indications allant dans ce sens. » Selon Sarah Kofman, « l’interprétation de Freud est une réécriture du texte de Jensen, un nouveau jeu, un nouveau roman, même si c’est l’auteur qui, dans une certaine mesure, a fourni le texte et le commentaire. »

Certains éléments interprétés dans Délires et Rêves dans la Gradiva de Jensen ne proviendraient-ils donc que de Freud ? A la suite de Sarah Kofman, nous allons nous efforcer d’éclaircir cette question.

 

II

 

Freud et Jensen : deux langages différents.

Le « roman freudien » de l’artiste et du poète,

et la peinture, par Jensen, de certains savants.

 

(…)

 

1. Le refoulement, la capacité à résoudre les énigmes, et les deux passions, successivement dominantes, de Norbert Hanold.

 

(…)

 

2. Poésie et névrose, ou science et névrose ?

 

(…)

Quant à Hanold lui-même, la science ou, du moins, une certaine façon de considérer la science comme la seule chose importante dans la vie, n’aurait-elle pas contribué à faire de lui un névrosé ?

Certes, il n’est pas entièrement responsable de son illusion. Freud se contente de mentionner « la tradition familiale ». Pourquoi ne rétablirions-nous pas les mots mêmes de Jensen ?

« Il n’était pas venu au monde, il n’avait pas grandi dans la liberté de la nature, mais à dire vrai dès sa naissance il s’était trouvé bouclé derrière les barreaux d’une grille, celle dont l’avait entouré la tradition familiale, l’éducation et la préparation à l’avenir auquel il était destiné par avance. »

Freud donne de cette phrase une version très édulcorée : « la tradition familiale l’a destiné à l’archéo­logie » !

« Depuis sa plus tendre enfance, poursuit Jensen, il n’y avait jamais eu le moindre doute dans le cercle familial sur ceci : en tant que fils unique d’un professeur d’université spécialiste de l’Antiquité, il était appelé à exercer plus tard la même activité pour maintenir l’éclat du nom paternel, voire l’augmenter si possible ; et prendre la succession dans ce métier lui était apparu, pour l’organisation de son avenir, comme un devoir qui allait de soi. »

Nous reviendrons dans un autre chapitre sur ce passage important. Notons que l’éducation et la préparation psychologique à laquelle Norbert Hanold a été soumis par le cercle familial, semble avoir réussi pour le but qu’elle se proposait, puisque le rejeton est devenu, très jeune, un brillant professeur d’université, spécialiste de l’Antiquité. Seule­ment, cette préparation psychologique menée par le cercle familial a oublié ou négligé de tenir compte de l’affectivité de Norbert Hanold.

(…)

(Pages 8-9)

 

Effectivement, il semble que, pour Jensen, le comportement de Norbert Hanold à l’égard des jeunes filles ne s’explique pas du tout par une prédisposition innée, puisqu’au contraire, le romancier fait ressortir, dans l’intérêt exclusif que Norbert porte à l’archéologie, l’influence de l’éducation et de la préparation psychologique qu’il a subies.

Mais Freud ne semble pas remarquer nettement que ce qu’il appelle les « besoins fantastiques » et « érotiques » de Norbert Hanold renvoient, pour Jensen, à la nature et à une prédisposition innée :

« Mais, peut-être dans une intention bienveillante, la nature lui avait en supplément mis dans le sang une sorte de compensation qui n’avait rien à voir avec la science, et dont il ne savait même pas qu’il était pourvu : une fantaisie extraordinairement vive, (…) »

Pour Freud, les besoins érotiques de Norbert Hanold renvoient avant tout à son enfance :

« Nous découvrons aussi par la suite que dans son enfance, Norbert Hanold ne se tenait pas à l’écart des autres enfants ; à cette époque, il entretenait une amitié d’enfance avec une petite fille, (…) » Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question.

Quelques pages plus loin, Freud écrit encore :

« Notre auteur a omis les motifs dont découle le refoulement de la vie amoureuse chez son héros ; l’activité scientifique n’est en effet que le moyen dont se sert le refoulement ». Freud assigne au refoulement d’autres causes.

Mais qu’en est-il pour Jensen ? N’a-t-il pas donné certaines indications importantes destinées à rendre crédible le comportement de Norbert à l’égard des jeunes filles ? indications que Freud semble avoir négligées, ou voulu négliger.

Pour Freud, l’activité scientifique, qui semble être quelque chose de pur, ne saurait être considérée comme une des causes du refoulement ou du délire de Norbert Hanold. Les causes du refoulement sont à rechercher dans une morale étroite, à laquelle Freud oppose ses découvertes, qui, selon lui, relèvent de la science.

Mais, pour Jensen, l’activité scientifique de Norbert, à qui la nature (« die Natur ») a mis dans le sang (« ins Blut ») une fantaisie extraordinairement vive, « qui ne lui rendait pas l’esprit spécialement propre à effectuer des recherches selon une méthode objective et rigoureuse », n’est-elle pas la conséquence de l’éducation et de la préparation psychologique à une science tout à fait impure, puisqu’elle est au service de l’honneur familial ? Et donc, en dernière analyse, pour Jensen, le comportement maladif de Norbert Hanold ne serait-il pas la conséquence de l’environnement social ? Nous reviendrons sur ce point.

(…)

(Pages 12-13)

 

3. Zoé et le dessin.

 

De ce que, dans certaines conditions, une certaine façon de considérer la science puisse contribuer à provoquer un délire, Jensen ne tire pas de conclusions générales.

Au moins le père de Zoé a-t-il gardé sa science et sa névrose pour lui, et n’a pas voulu rendre sa fille semblable à lui-même.

Dans ces deux familles de savants, la seule personne saine, Zoé, se livre à un art, le dessin ; sans doute comme simple passe-temps, elle semble d’ailleurs s’intéresser davantage à Norbert Hanold qu’aux arts graphiques.

Quant à Norbert, sa fantaisie extrêmement vive l’amène certes à opposer à la science son rêve qui relève de l’âme, de l’affectivité ou du cœur, mais rien ne nous laisse penser qu’il possède l’imagination créatrice d’un véritable poète ou d’un véritable artiste. S’il croit voir dans les esquisses de Zoé l’expression d’un « talent artistique hors de l’ordinaire », ce n’est apparemment pas en raison de sa propre compétence exceptionnelle dans le domaine de l’art, mais tout simplement parce qu’il est amoureux de Zoé, et qu’il l’idéalise :

« Un être possédant tant de « chic », au sens noble du terme, qu’elle manifestait dans sa façon de se tenir et d’agir, il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir », songe-t-il un peu plus loin.

(…)

(Page 14)

 

4. Conclusion : les différences de langage de Freud et de Jensen ne sont pas dépourvues de signification.

 

Les différences que nous avons constatées entre le langage de Freud et celui de Jensen ne sont pas dépourvues de signification : elles révèlent que leurs conceptions sont différentes, au moins sur certains points. (…)

 

Michel VALTIN

Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 189. Été 2011.

Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.