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09/08/2011

Freud et la conquête de la biographie

Freud et la Conquête de la Biographie.

(Michel Valtin)

(extraits)

 

INTRODUCTION

 

(…)

Dans notre premier chapitre, Goethe et Léonard : l’analyse trop rapide de Freud, nous apportons quelques nuances à l’opposition dans laquelle Freud place ces deux créateurs. Dans le chapitre suivant, Quelle conception pour la biographie ?, nous montrons que Freud est surtout un pathographe, qu’il ne considère la biographie que du point de vue affectif, et néglige complètement la question de l’intelligence.

(…)

(Page 3)

 

GOETHE ET LÉONARD :

L’ANALYSE TROP RAPIDE DE FREUD

 

(…)

Quoi qu’il en soit, Pontalis remarque fort justement, je crois :

« S’il fallait parler d’inachèvement chez Léonard, il serait beaucoup plus sensible dans le domaine dit scientifique que dans celui de ses œuvres picturales ».

En effet, de tous les traités que Léonard avait ébauchés, ou dont il avait fait le projet, aucun n’a été terminé.

Comme Goethe, Léonard tend à entreprendre trop de choses :

« Revenu dans la ville à mes occupations, écrit par exemple le poète, j’en sentis le poids plus qu’auparavant, car l’homme né pour l’activité entreprend trop de projets et se surcharge de travaux : ce qui réussit d’ailleurs parfaitement jusqu’à ce qu’un obstacle moral ou physique survienne, pour rendre manifeste la disproportion des forces aux entreprises. » (Poésie et vérité, Troisième partie, livre XI).

Goethe est très conscient qu’il faut renoncer à l’impossible, et qu’il convient de se fixer des limites : « Une activité sans bornes, écrit-il par exemple dans ses Maximes et Réflexions, de quelque nature qu’elle soit, finit par faire banqueroute. »

A sa tendance à entreprendre trop de projets et à se surcharger de travaux, Goethe apporte un correctif : le renoncement partiel. Peut-être Léonard n’a-t-il pas suffisamment compris la nécessité de tenir compte, pour ses activités, d’un semblable correctif. Pourtant, il note dans ses Carnets : « Ne point désirer l’impossible. »

(…)

(Pages 5-6)

 

(…)

Bien entendu Léonard n’était pas Goethe. Mais, s’il est vrai qu’il a finalement préféré la science, n’a-t-il pas eu quelque raison de le faire, à une époque où, par exemple, l’Eglise « enseignait le caractère sacré du corps humain et châtiait comme sacrilège l’emploi du scalpel de l’anatomiste », où il convenait de libérer l’esprit des entraves de la religion, et de repousser plus loin les limites de la connaissance que l’homme avait de lui-même et du monde qui l’entoure ?

Selon Freud, la seconde sublimation de Léonard, d’ordre scientifique, aurait remplacé la première, d’ordre artistique, par « substitution régressive ». C’est un point de vue. Mais n’est-il pas trop radical, excessif et trop partiel ?

Dans le chapitre suivant, nous examinons la conception que Freud, dans son Allocution à Francfort dans la maison de Goethe, se fait de la biographie. Nous entreprenons de faire voir quels éléments importants il semble négliger.

(Page 7)

 

QUELLE CONCEPTION POUR LA BIOGRAPHIE ?

 

Dans son Allocution à Francfort dans la maison de Goethe (1930), Freud croit pouvoir relever une certaine impuissance des biographes :

« Nous tous qui vénérons Goethe, nous tolérons cependant sans trop nous rebeller les efforts des biographes qui prétendent reconstituer sa vie à partir des notes et récits existants. Mais que sont censées nous apporter ces biographies ? Même la meilleure et la plus complète ne pourrait répondre aux deux questions qui, seules, paraissent dignes d’intérêt.

« Elle n’éluciderait pas l’énigme du don merveilleux qui fait l’artiste, et elle ne pourrait pas nous aider à mieux appréhender la valeur de ses œuvres et l’action qu’elles exercent. »

Freud ne mentionne même pas l’autobiographie de Goethe, Poésie et Vérité. Ne constituerait-elle pas la meilleure biographie qui soit ? Et, justement, comme nous avons commencé à le montrer, elle fournit des renseignements très importants et très nombreux sur la genèse de ce que Freud appelle le « don artistique ». (Voir nos numéros 173 et 177). N’est-il pas évident, d’autre part, si nous l’étudions soigneusement, qu’elle peut nous aider à mieux appréhender le sens et la valeur des œuvres de Goethe, et en particulier pour Werther ? (A ce sujet, voir la troisième partie de Qu’est-ce que le don artistique ? dans notre numéro 177).

Quant à l’action qu’ont exercé les œuvres de Goethe sur le public, Goethe lui-même n’a-t-il pas montré, dans Poésie et Vérité, et encore une fois en particulier pour Werther, tout ce qui provient du public lui-même ? N’a-t-il pas distingué nettement cette réaction du public d’une compréhension plus haute vers laquelle nous pouvons nous élever, quand nous réussissons, par l’expérience et l’étude, à repousser plus loin les limites relativement étroites, et peut-être toujours trop étroites, de nos esprits ?

Contrairement à ce qu’affirme Freud, une excellente biographie peut contribuer à élucider les questions de la réussite artistique. N’est-ce rien, par exemple, d’écrire, comme Baudelaire le fait à propos d’Edgar Poe : « Il avait certes un grand génie et plus d’inspiration que qui que ce soit, si par inspiration on entend l’énergie, l’enthousiasme spirituel et la faculté de tenir ses facultés en éveil. Mais il aimait aussi le travail plus qu’aucun autre ; il répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité est une chose d’apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être transmise par l’enseignement. » ? (La Genèse d’un Poème). Baudelaire développe cette conception dans ses notices sur la vie et l’œuvre de son maître.

Freud semble n’accorder que très peu d’importance au travail, ainsi qu’au développement progressif des facultés, tout étant fourni d’emblée par un mystérieux « don artistique », qui lui-même devrait beaucoup à une « sublimation » non moins mystérieuse, et tout aussi hypothétique.

Il est également évident que les notices de Baudelaire sur Edgar Poe peuvent nous aider à mieux appréhender le sens et la valeur des œuvres de ce dernier.

(…)

(Pages 8-9)

 

(…)

Goethe a dit beaucoup de choses sur lui-même. Voyons ce que Freud en retient principalement.

« L’Eros, Goethe l’a toujours tenu en haute estime, il n’a jamais essayé d’en rapetisser la puissance, il n’a pas suivi ses manifestations primitives ou même capricieuses avec moins de considération que ses manifestations hautement sublimées, et il n’a pas, me semble-t-il, défendu l’unité de son essence, à travers toutes les formes dans lesquelles il apparaît, avec moins de détermination que jadis Platon. »

La quête d’Eros, pour Goethe, est loin d’être exempte d’épreuves et de conflits. Qu’on se remémore par exemple Les Souffrances du jeune Werther, le conte intitulé La Nouvelle Mélusine, publié dans Wilhelm Meister, ainsi que toutes les années écoulées, telles qu’elles sont décrites dans Poésie et Vérité, avant de parvenir au choix d’une épouse.

Freud semble ne pas tenir compte que Goethe fait écrire à Faust non pas : « Au commencement était l’amour », mais : « Au commencement était l’action. » Il ne cite pas non plus Pandore. Et il ne mentionne pas que Goethe a dit qu’à la félicité, il préférait l’action concrète, avec des difficultés et des obstacles à vaincre.

Ne semble-t-il pas que Freud projette sur Goethe son idéal d’un homme qui a toujours tenu Eros en haute estime, et qui ainsi a pu « s’épanouir librement », sans tenir aucun compte d’autres aspects importants de sa personnalité ? De même, s’il insiste à propos de Léonard sur « les facteurs qui ont empreint sa personne de la marque tragique de l’insuccès », n’est-ce pas parce qu’il en juge d’après son propre idéal érotique et amoureux, ainsi que d’après sa propre conception de l’artiste, plutôt que d’après la passion intellectuelle qui animait Léonard ?

 

Sans vouloir nier l’apport considérable de Freud dans le domaine de la pathographie, il faut reconnaître, je pense, que sa conception de la biographie est inadéquate. Comme nous l’avons vu, s’efforcer d’éclairer la question de ce que Freud appelle « le don artistique », et d’appréhender la valeur des œuvres et l’action qu’elles exercent, ne sont pas des tentatives vaines, vouées d’avance et a priori à l’échec. Certes, les biographes ne manifestent pas toujours une intelligence extraordinaire. Mais ils ne sont pas tous englués dans leurs sentiments naturels, au point que leur intelligence ne saurait aucunement s’en dégager. Sauf dans le cas de paresse et de conflits psychologiques trop importants, il n’y a pas de fatalité pour qui s’efforce de se cultiver et de développer son intelligence. (…)

(Pages 19-21)

 

FREUD ET LA CONQUÊTE DE LA BIOGRAPHIE. LE CAS DE LÉONARD

 

Freud, le désir de conquête, et la réalité de Léonard

 

Ce serait peut-être placer Freud trop haut que d’en faire un observateur, un homme de science ou un penseur rigoureux en toute circonstance. Le 1er février 1900, le fondateur de la psychanalyse écrit en effet à Wilhelm Fliess :

« Tu te fais de moi souvent une trop haute opinion. Cependant ce qui motive cette erreur fait taire tout reproche. Je ne suis ni un véritable homme de science, ni un observateur, ni un expérimentateur, ni un penseur. Par tempérament, je ne suis qu’un conquistador, un explorateur si tu préfères ce terme – avec toute la curiosité, l’audace et la ténacité qui caractérisent cette sorte d’homme. »

Freud serait-il resté, au moins dans une certaine mesure et dans certains domaines (comme celui de la création artistique ou de la biographie), un conquistador, davantage que toute autre chose ?

Dans sa préface à Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Pontalis note bien ce désir de conquête :

« En 1908 paraît Der Dichter und das Phantasieren : cette fois, ce sont essentiellement l’imagination, les voies qu’emprunte la création qui sont envisagées et, dans une lettre à Jung, Freud annonce qu’il n’a pas l’intention de s’en tenir là et, qu’à une prochaine occasion, il traitera directement des auteurs. » (8 décembre 1907). Dans cette lettre, Freud déclare d’ailleurs au sujet de sa conférence sur le poète et la rêverie : « C’était tout de même une incursion dans un domaine que nous avions jusqu’à présent à peine effleuré, sur lequel on pourrait s’établir commodément.»

Pontalis écrit ensuite, toujours à propos de Freud : « Dans une autre lettre, il affirme encore plus vigoureusement sa volonté d’annexion : « Je suis heureux que vous partagiez ma conviction que la mythologie devrait être entièrement conquise par nous […] Le domaine de la biographie doit également devenir nôtre. » (17 octobre 1909 ; les italiques sont de Pontalis).

Le même auteur note encore que, lors d’une discussion publiée dans les Minutes de la société psychanalytique de Vienne (11 décembre 1907, Les premiers psychanalystes, Gallimard), « Freud est on ne peut plus net : “La psychanalyse mérite d’être placée au-dessus de la pathographie car elle renseigne sur le processus de la création. (…)” (…) Il ne s’agira pas de découvrir le névrosé dans le créateur (la belle affaire…), mais de considérer le processus de la création sur le modèle de la constitution de la névrose. »

Deux pages plus loin, Pontalis conclut ainsi son développement :

« Sur le souvenir du roman de Merejkovski – souvenir resté d’autant plus vif que Freud pouvait trouver des correspondances entre Léonard et lui-même – est donc venu se greffer un projet « colonisateur » : marquer du sceau de la psychanalyse la psychobiographie. »

(…)

(Pages 22-23)

 

Freud et la prétendue transparence de Léonard

 

Examinons la conquête de la biographie telle que Freud la conçoit.

Il convient de citer en entier le passage mentionné par Pontalis de la lettre que Freud écrit à Jung le 17 octobre 1909 :

« Je suis heureux que vous partagiez ma conviction que la mythologie devrait être entièrement conquise par nous. Nous n’avons jusqu’à présent que les deux échappées : Abraham et Rank. Il nous faut des hommes, des travailleurs pour des campagnes plus vastes. Ils apparaissent si rarement. Le domaine de la biographie doit également devenir nôtre. Depuis mon retour j’ai eu une seule idée. L’énigme du caractère de Léonard de Vinci est tout à coup devenue transparente pour moi. Ce serait donc là un premier pas dans la biographie. Mais le matériel sur L[éonard] est si maigre que je désespère d’exposer de manière saisissable aux autres ce dont je suis à bon escient convaincu. J’attends à présent avec impatience un ouvrage italien sur sa jeunesse, que j’ai commandé. Entre-temps je puis vous révéler le secret. Vous rappelez-vous ma remarque dans Les Théories sexuelles infantiles (2e « recueil »), sur l’échec nécessaire de cette investigation primitive des enfants, et l’effet paralysant qui résulte de ce premier échec ? Relisez ces mots ; ils n’étaient alors pas compris aussi sérieusement que je les comprends maintenant. Or, le grand Léonard, qui était sexuellement inactif ou homosexuel, était également un tel homme, qui a tôt converti sa sexualité en pulsion de savoir, et qui est resté accroché à l’exemplarité [Vorbildlichkeit] de l’inachèvement. J’ai rencontré récemment son homologue (sans son génie) chez un névrosé. »

Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci serait un premier pas dans le domaine de la biographie ? Mais un premier pas est-il une conquête ?

Si le matériel relatif à Léonard est si maigre, comment Freud peut-il être convaincu à bon escient de ses constructions ? Et comment savoir si un matériel plus abondant n’apporterait pas d’autres éléments, qui montreraient des aspects insoupçonnés de la question, laquelle apparaîtrait alors beaucoup plus complexe ?

Le caractère de Léonard reposerait-il sur une seule énigme, qui, résolue, le rendrait entièrement transparent ? Une seule énigme pour un homme aussi complexe et aussi riche de virtualités que Léonard ? Le caractère de Léonard ne renfermerait-il pas, plutôt, une série d’énigmes, ou un nœud d’énigmes ? Selon Freud, la déclaration de Léonard sur l’amour et la connaissance contiendrait « sa profession de foi et la clef de son être ». L’être de Léonard serait-il aussi simple à comprendre qu’une serrure ? Malgré la transpa­rence vue ou imaginée par Freud, ne subsisterait-il pas une part importante d’obscurité ?

Freud aurait rencontré, en la personne d’un névrosé, l’homologue de Léonard, mais sans son génie ? Suffirait-il de rajouter le génie à tel ou tel névrosé pour obtenir un Léonard ? Ou, à l’inverse, d’enlever le génie à Léonard, pour découvrir en lui un pur névrosé ? Et qu’est-ce que ce génie, ce don artistique extraordinaire, qui serait complètement extérieur à la personnalité, sans genèse, et dont l’étude ne relèverait pas de la psychologie ?

Dans ces conditions, la transparence du caractère de Léonard, telle qu’elle apparaît à Freud, ne relèverait-elle pas, au moins partiellement, d’une illusion ?

 

*

 

Difficultés auxquelles se heurte la conquête de la biographie

 

(…)

 

L’essai de Freud sur Léonard :

pathographie ou biographie ?

(…)

 

Freud et le débordement des frontières

 

(…)

Il est vrai que Freud fait preuve aussi d’un certain réalisme :

« Mais quelle que puisse être la vérité sur la vie de Léonard, nous ne pouvons renoncer à notre tentative de la sonder psychanalytiquement, tant que nous ne nous sommes pas acquittés d’une autre tâche. Nous devons de façon très générale tracer les frontières qui délimitent la capacité de réalisation de la psychanalyse dans les études biographiques, afin que ne nous soit pas imputé à échec tout manque d’explication. »

Comment pourrions-nous nous plaindre d’un manque d’explications ? Freud donne beaucoup trop d’explications, au contraire ; mais, dans le cas de Léonard, la plupart de ces explications n’en sont pas, car elles se fondent beaucoup trop sur de pures hypothèses, et se soucient beaucoup trop peu de vérifications.

Il paraît certes tout à fait louable et judicieux de délimiter des frontières. Seulement, il semble que nous ayons affaire à un conquérant que rien n’arrête, qui ne connaît aucune frontière, et qui les déborde toujours.

Nous avons montré ailleurs que Freud ne tient aucun compte ni de l’esthétique, ni de la psychologie de la création littéraire et artistique (voir nos numéros 173 et 177).

Ici même, nous avons montré que Freud ne tient aucun compte des frontières de la biographie, et qu’Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci se trouve être, par bien des aspects, (outre une étude précise de certains phénomènes), un roman psychanalytique fondé sur un roman biographique. Comme nous l’avons vu plus haut, Freud, de son propre aveu, n’a pas même respecté les frontières de la « méthode psychanalytique ».

Décidément, il semble que dans Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Freud apparaisse davantage comme un conquistador, que comme un observateur, un homme de science ou un penseur.

Il reste à essayer de déterminer plus précisément les points sur lesquels la conquête voulue par Freud se heurte à des obstacles bien déterminés. Nous commencerons à le faire dans notre numéro suivant (185), Freud et Léonard. Inhibition, amour, science et peinture.

 

Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 181. Automne 2010.

Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).

 

Freud et Léonard de Vinci

Freud et Léonard.

Inhibition, amour, science et peinture.

(Michel Valtin) (extraits)

 

Inhibition sexuelle et inhibition dans la création artistique.

Critique du point de vue trop simplificateur de Freud. Le cas de Léonard et celui de quelques autres.

 

Dans le dernier chapitre d’Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Freud déclare que le but de son travail était « l’explication des inhibitions dans la vie sexuelle de Léonard et dans son activité artistique », et il entreprend de résumer ce qu’il a pu deviner du cours du développement psychique de Léonard.

A Milan, à la cour de Ludovic le More, Léonard aurait traversé « une période de force créatrice virile et de productivité artistique ». « Mais bientôt, poursuit Freud, se confirme en lui le fait d’expérience que la répression presque totale de la vie sexuelle réelle n’entraîne pas les conditions les plus favorables à l’activité manifeste des tendances sexuelles sublimées. »

Ce prétendu fait d’expérience ne résulterait-il pas d’une observation superficielle et très incomplète ? Qu’en est-il de Pétrarque, Kafka, Nerval, Andersen, Henry James ou Pessoa ?

Ce dernier affirme puiser une partie de son inspiration dans des « orages mentaux », provoqués par l’échec de l’amour. De même, Baudelaire, dans la dédicace des Paradis Artificiels, déclare tirer « des jouissances nouvelles et subtiles même de la douleur, de la catastrophe et de la fatalité ».

Plutôt que de la vie sexuelle réelle, les sources d’inspiration ne se trouveraient-elles dans les désirs et leurs destins en tant qu’ils relèvent de l’imaginaire ?

Verlaine, dans les dernières années de sa vie, ne réprimait pas du tout sa vie sexuelle réelle. Comment expliquer, alors, la médiocrité effarante de la quasi-totalité de sa production poétique durant cette période ?

Si l’échec de l’amour se trouve être, dans certains cas, une source d’inspiration, alors qu’une vie sexuelle réelle non réprimée peut coexister, dans le poète, avec une création poétique médiocre, ne faut-il pas conclure que la vie sexuelle et la puissance créatrice sont deux domaines différents, et que l’inhibition de la puissance créatrice n’est pas exactement la même chose que l’inhibition dans la vie sexuelle ?

Freud écrit à propos de Léonard dans le premier chapitre de son essai :

« On n’aime ni ne hait plus vraiment quand on a pénétré jusqu’à la connaissance ; on reste au delà de l’amour et de la haine. On fait de l’investigation au lieu d’aimer. Et c’est peut-être la raison pour laquelle la vie de Léonard a été tellement plus pauvre en amour que celle d’autres grands hommes ou d’autres artistes. Les passions orageuses, qui par nature exaltent et consument, dans lesquelles d’autres ont vécu le meilleur de leur vie, ne semblent pas l’avoir atteint. »

Des passions orageuses ? Quel romantisme ! Delacroix, par exemple, semble leur avoir finalement préféré la peinture. Il écrit dans son Journal, le 30 novembre 1853 :

« Je suis dans cette phase de la vie où le tumulte des passions folles ne se mêle pas aux délicieuses émotions que me donnent les belles choses. Je ne sais ce que c’est que paperasses et occupations rebutantes, qui sont celles de presque tous les humains ; au lieu de penser à des affaires, je ne pense qu’à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant huit jours, c’est le souvenir d’un air ou d’un tableau. Je me mets au travail comme d’autres courent chez leur maîtresse, et quand je le quitte, je rapporte dans ma solitude ou au milieu des distractions que je vais chercher, un souvenir charmant, qui ne ressemble guère au plaisir troublé des amants. »

Les passions orageuses peuvent, d’autre part, avoir leurs inconvénients : Antoine et Cléopâtre auraient « perdu des royaumes en baisers ». Est-ce à dire que Shakespeare lui aussi devait avoir connu le meilleur de sa vie dans des passions orageuses, et qu’il devait être, plutôt que Shakespeare lui-même, le comte Edward de Vere, d’une culture raffinée et « désordonné dans ses passions » ? (comme Freud le dit dans son Allocution à Francfort dans la Maison de Goethe). 

Toutefois Shakespeare n’a rien perdu, il ne s’est pas contenté de se laisser consumer par ses passions, il a au contraire su conquérir des trésors de vraie beauté.

Un autre, il est vrai (mais il ne saurait évidemment soutenir la comparaison ni avec Delacroix, ni avec Shakespeare, ni avec Léonard) a écrit que l’amour était « le seul bien d’ici-bas ». Dès lors, l’art serait sans importance, et Musset n’a même pas voulu corriger les défauts de ses vers ! En voilà un qui ne se laissait pas gêner par « le penchant à peser le pour et le contre » ! Ce n’était qu’un paresseux. Baudelaire a d’ailleurs bien compris le caractère inconsistant de sa prétendue doctrine.

Si les passions orageuses peuvent, dans certains cas, jouer un rôle dans les sources d’inspiration, elles n’entraînent pas nécessairement des conditions favorables à la création artistique, et certainement pas, en tout cas, en l’absence d’étude et de travail.

Faut-il, comme Freud se hasarde à le faire, attribuer à Monna Lisa le rôle essentiel d’une inspiratrice, qui aurait ressuscité l’art de Léonard, selon lui « en train de dépérir » ? « Il rencontre la femme, écrit-il dans son dernier chapitre, qui éveille en lui le souvenir heureux et sensuellement ravi de sa mère, et sous l’influence de ce réveil il retrouve l’impulsion qui l’avait guidé au début de ses essais artistiques, lorsqu’il créait des images de femmes souriantes. Il peint alors La Joconde, la Sainte Anne en tierce et la série de tableaux mystérieux caractérisés par le sourire énigmatique. »

Plus généralement, pour Léonard, c’est la beauté de la nature et de tout l’univers visible qui semble être à la source de la création artistique. Il écrit par exemple dans le Traité de la Peinture :

« L’esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir, qui adopte toujours la couleur de ce qu’il regarde, et se remplit d’autant d’images qu’il y a d’objets devant lui. Sachant, peintre, que pour être excellent, tu dois avoir une aptitude universelle à représenter tous les aspects des formes produites par la nature, tu ne sauras pas le faire sans les voir et les recueillir dans ton esprit. Ainsi, à la campagne, porte ton attention sur la diversité des objets, regarde tour à tour une chose puis l’autre, compose ta gerbe d’objets triés et dégagés des moins bons. »

Ou encore :

« Et ne fais pas comme certains qui donnent à toutes les espèces d’arbres, fussent-elles à une distance égale du peintre, la même nuance de vert ; lorsqu’il s’agit des prés ou des plantes et d’autres sortes de terrain et des rocs et des troncs de ces arbres, il faut toujours varier, car la nature varie à l’infini et non seulement dans les espèces ; on trouve différentes couleurs dans les mêmes arbres, étant donné que sur certains rameaux les feuilles sont plus belles et plus grandes que sur d’autres. La nature est si plaisante et si riche dans ses variations que, parmi les arbres de la même espèce, on n’en découvrirait pas un qui ressemblât de près à un autre ; et pas seulement parmi les plantes entières, mais, parmi les branches et les feuilles et leurs fruits, aucun ne sera trouvé exactement semblable à un autre. Il faut bien t’en rendre compte et varier tant que tu peux. »

Léonard ne néglige aucun aspect de la nature, et veut être capable de tout représenter :

« Celui qui n’aime pas également tout ce qui appartient à la peinture, écrit-il, n’est pas universel. Si par exemple le paysage ne l’attire pas, il dira que c’est une chose simple et facile à comprendre ; ainsi notre Botticelli disait que c’était une étude vaine, car il suffisait de jeter une éponge imbibée de diverses couleurs sur un mur pour qu’elle y laisse une tache où l’on pouvait voir un beau paysage. (…)

« Et ledit peintre a fait de très pauvres paysages. »

Ce ne sont pas seulement des « femmes qui rient » et des « figures d’enfants » que représente Léonard, mais par exemple des vieillards, des personnages grotesques, des scènes de guerre (La Bataille d’Anghiari), des épisodes dramatiques (La Cène), des orages ou des catastrophes.

Admettons toutefois qu’une vie sexuelle pauvre ou insatisfai­sante puisse, dans certains cas, contribuer à réduire les sources d’inspiration. Ce serait une forme de ce que Freud désigne par « inhibition ». Une autre forme de l’inhibition résiderait-elle dans ce que Freud appelle « le penchant à peser le pour et le contre et à différer », ainsi que dans la lenteur à œuvrer ? Le fondateur de la psychanalyse écrit dans son dernier chapitre :

« La valeur de modèle de la vie sexuelle s’impose, l’activité et l’aptitude à décider rapidement commencent à se paralyser, le penchant à peser le pour et le contre et à différer se perçoit déjà comme un élément perturbateur dans La Cène, et détermine par son influence sur la technique le destin de cette œuvre grandiose. » etc.

Il écrit de même dans son premier chapitre :

« La lenteur qui de tout temps a frappé dans les travaux de Léonard se révèle être un symptôme de cette inhibition, le signe annonciateur de son éloignement de la peinture, qui est intervenu plus tard. »

La tendance à peser le pour et le contre peut permettre à l’artiste de perfectionner son jugement. Et Léonard attribue à juste titre une grande importance au jugement. Il écrit dans le Traité de la Peinture :

« Du jugement du peintre sur ses œuvres et sur celles d’autrui. Quand l’œuvre du peintre est au niveau de son jugement, c’est mauvais signe pour ce jugement ; et quand l’œuvre surpasse le jugement, c’est pire, comme il arrive quand quelqu’un s’étonne d’avoir si bien fait ; et quand le jugement surpasse l’œuvre, ceci est signe parfait, et si l’auteur est jeune avec une telle disposition d’esprit il deviendra certainement un maître excellent. Il produira cependant peu d’ouvrages, mais qui seront de qualité, et les gens s’arrêteront pour en considérer les perfections avec stupeur. »

La question de l’inhibition dans la création artistique paraît beaucoup plus complexe que Freud ne l’imagine. L’artiste dit moins inhibé ne sera-t-il pas moins exigeant et, moins soucieux de perfection, ne produira-t-il pas des œuvres moins extraordinaires ? Freud considère « le pénible combat avec l’œuvre » comme un signe d’inhibition (dans son premier chapitre). Ne serait-ce pas, au contraire, dans certains cas, un signe de bon jugement et même d’excellence ?

Par son exigence artistique, Baudelaire semble proche de Léonard, et l’on ne saurait, je crois, assurer à son propos, comme Freud le fait pour Léonard, que sa « frigidité » aurait nui à sa faculté créatrice.

 

« Pour piquer dans le but, de mystique nature,

Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ? »

(La Mort des Amants)

 

« L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. »

(Le Confiteor de l’Artiste)

 

Sans vouloir le moins du monde faire dépendre le penchant à peser le pour et le contre, ou la fonction critique, uniquement d’une forte inhibition sexuelle, pourquoi ne pas opposer à Léonard de Vinci un artiste tout différent, Victor Hugo, un Éros en personne, qu’on a qualifié d’“amant de génie” ?

L’absence d’inhibition sexuelle, ou de difficultés d’ordre sexuel, est-elle uniquement un avantage pour la création poétique ? Verlaine place Gastibelza (Guitare, dans Les Rayons et les Ombres) au sommet de l’œuvre de Hugo, et se justifie ainsi :

« C’est qu’Hugo n’a jamais parlé d’amour que banalement ou en homme qui (du moins c’est ce dont témoignent ses écrits) fut toute sa vie envers les femmes comme un simple Pacha. « Tu me plais, tu me cèdes, je t’aime. Tu me résistes, va-t’en. Tu m’aimes pour mon nom, peut-être pour mon physique bizarre, pour ma tête faite ? Tu es ange. » Ni crainte, ni espoir, ni douleur, ni joie. Le bonheur du coq et son chant de cuivre après. » (Lui toujours - et assez.)

Dans A propos d’un livre de Victor Hugo, Verlaine écrit encore :

« Génie incontestable, éclatant fréquemment surtout vers le milieu de l’œuvre, des pages comme Gastibelza, superbe cri de jalousie bestiale dans quel sinistrement voluptueux paysage, comme Olympio, prodigieux, prestigieux d’orgueil, comme l’Expiation (bien qu’inférieure écriturement parlant au Feu du Ciel [Orientales], comme l’incomparable Tempête sous un crâne, honneur de toute une littérature, a dit Baudelaire, mieux. Esprit d’homme de lettres, idées moyennes, sensations cordiales bourgeoises – nul plus mauvais « chantre » de l’amour. »

Verlaine exagère, assurément, et je ne vois pas pourquoi la manière d’aimer de Hugo, comme un Pacha, ne pourrait pas être à la source de beaux poèmes d’amour.

Peu inhibé dans sa sexualité, Hugo, loin d’être gêné par un penchant excessif à peser le pour et le contre, semble moins exigeant dans son art, et moins soucieux de perfection, que Léonard ou Baudelaire :

« L’auteur de ce livre, écrit le poète dans la PréfacedeCromwell, connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage. »

Baudelaire disait que les livres de Hugo sont « pleins de beautés et de bêtises », et la fonction critique, en l’auteur des Burgraves, laisse sans doute parfois quelque peu à désirer.

La tendance à peser le pour et le contre, qu’elle provienne essentiellement de l’inhibition sexuelle, comme Freud semble le croire, ou qu’elle ait encore un certain nombre d’autres causes, n’est pas nécessairement nuisible à la qualité de la création artistique, et, au contraire, semble lui être, en général, très favorable.


Léonard et l’amour. Les critiques de Freud sont-elles entièrement fondées ?

 

I - Est-il vrai que l’inhibition soustrayait à l’intérêt de Léonard tout ce qui est érotique ?

(…)

Selon Freud, Léonard aurait donné l’exemple d’un « froid refus de la sexualité », les écrits qu’il a laissés seraient « chastes - on serait tenté de dire : abstinents - à un degré qui aujourd’hui encore surprendrait dans une œuvre de littérature. Ils éludent, poursuit Freud, tout ce qui est sexuel, aussi résolument que si l’Éros mainteneur de tout ce qui vit était, pour le désir de savoir du chercheur, la seule matière indigne. »

(Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, chapitre premier).

Freud cite le dessin du coït. Mais dessiner un coït, est-ce éluder tout ce qui est sexuel ?

La Léda de Léonard traite un thème sexuel.

Certes, Freud attire avec raison l’attention sur une phrase des Carnets, citée par Solmi :

« L’acte de procréation, et tout ce qui s’y rattache, est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt, s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles. » Une autre traduction, peut-être moins tendan­cieuse (elle ne parle pas de « coutume traditionnelle ») donne : « L’acte de copulation, et les membres qui y concourent sont d’une hideur telle que, n’étaient la beauté des visage , les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l’espèce humaine. » (Carnets, Tel, Gallimard, I, p. 104).

Cette phrase serait, selon Freud, caractéristique de la « frigidité » de Léonard. C’est bien possible. Mais, en l’écrivant, Léonard n’a pas « éludé tout ce qui est sexuel ».

Si Léonard a éludé tout ce qui est sexuel, comment peut-il se faire qu’il ait noté des observations sur la verge ?

Pontalis les cite, de manière partielle, dans une note de son introduction à Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci.

Les voici au complet :

« De la verge. Celle-ci a des rapports avec l’intelligence humaine et parfois elle possède une intelligence en propre ; en dépit de la volonté qui désire la stimuler, elle s’obstine et agit à sa guise, se mouvant parfois sans l’autorisation de l’homme ou même à son insu ; soit qu’il dorme, soit à l’état de veille, elle ne suit que son impulsion ; souvent l’homme dort et elle veille ; et il arrive que l’homme est éveillé et elle dort ; maintes fois l’homme veut se servir d’elle qui s’y refuse ; maintes fois elle le voudrait et l’homme le lui interdit. Il semble donc que cet être a souvent une vie et une intelligence distinctes de celle de l’homme, et que ce dernier a tort d’avoir honte de lui donner un nom ou de l’exhiber, en cherchant constamment à couvrir et à dissimuler ce qu’il devrait orner et exposer avec pompe, comme un officiant. » (I, p 128).

« Nul doute, écrit Pontalis, que si Freud avait connu ce passage, il l’eût rapproché du souvenir d’enfance. » Pour ma part, je l’ignore. Mais ne faudrait-il pas, plutôt, le rapprocher de l’affirmation de Freud selon laquelle l’inhibition de Léonard soustrayait à son intérêt tout ce qui est érotique ? Ce qui conduirait, sinon à estimer que cette affirmation est tout simplement fausse, du moins à la corriger ou à la nuancer.

(…)

(Pages 13-14)

 

(…)

Léonard n’a pas évité non plus de traiter, dans ses Carnets, de l’attirance sexuelle et de l’amour sexuel :

« L’amant est attiré par l’objet aimé comme le sens par ce qu’il perçoit ; ils s’unissent et ne forment plus qu’un. L’œuvre est la première chose qui naît de cette union. Si l’objet aimé est vil, l’amant s’avilit. Si l’objet avec lequel il y a eu union est en harmonie avec celui qui l’accueille, il en résulte délectation, plaisir et satisfaction. L’amant est-il uni à ce qu’il aime, il trouve l’apaisement ; le fardeau déposé, il trouve le repos. La chose se reconnaît avec notre intellect. » (I p. 70).

Dans ce passage, je ne trouve pas trace du « froid refus de la sexualité » que Freud attribue à Léonard.

(Pages 15-16)

 

II - La conception de Léonard, selon laquelle une grande connaissance est nécessaire à un grand amour, est-elle complètement fausse ?

(…)

Selon Freud, l’inhibition de développement de Léonard soustrayait à son intérêt tout ce qui est érotique et, du même coup, la psychologie.

Pourtant, Léonard fait parfois des remarques d’ordre psychologique. Il note par exemple :

« Plus grande est la sensibilité, plus grand le martyre. »

« Toute notre connaissance découle de notre sensibilité. »

« Jouissance – aimer l’objet pour lui-même et pour nul autre motif. »

Enfin, en dépit des reproches que lui fait Freud à propos de sa conception fausse de l’amour, Léonard écrit :

« L’amour triomphe de tout ».

(Page 22)


Léonard, peintre entravé par la science, ou génie

tendant à l’universalité ?

(…)

Freud, dans son idée de voir l’activité scientifique comme une « substitution régressive », n’est-il pas conduit à accorder trop peu d’importance et de valeur aux travaux scientifiques et techniques de Léonard ?

« Son passé infantile s’est emparé de lui, affirme-t-il dans son dernier chapitre, mais l’activité de recherche, qui se substitue dès lors chez lui à la création artistique, semble présenter quelques-uns des traits qui caractérisent l’activité des pulsions inconscientes : l’insatiabilité, la rigidité implacable et un manque de capacité à s'adapter aux conditions réelles. »

Léonard serait-il un songe-creux ? Mais n’est-ce pas au contraire lui, qui avait pris l’expérience pour maîtresse, qui savait s’adapter à la réalité, alors que les désirs de ses contemporains les conduisaient à s’égarer ? Léonard écrit en effet :

« L’expérience n’est jamais en défaut. Seul l’est notre jugement, qui attend d’elle des choses étrangères à son pouvoir.

« Les hommes se plaignent injustement de l’expérience et lui reprochent amèrement d’être trompeuse. Laissez l’expérience tranquille et tournez plutôt vos reproches contre votre propre ignorance qui fait que vos désirs vains et insensés vous égarent au point d’attendre d’elle des choses qui ne sont pas en son pouvoir. Les hommes se plaignent à tort de l’innocente expérience et l’accusent de mensonge et de démonstrations fallacieuses ! » (I ; p. 67).

(Au passage, remarquons que, alors que Freud affirme que Léonard soustrait à son intérêt la psychologie, ces observations sont d’ordre psychologique.)

(…)

(Pages 25-26)

 

(…)

Léonard s’est voulu un homme universel non seulement comme peintre, mais encore dans l’étude de tous les aspects de la nature.

Vouloir voir dans son activité de recherche scientifique et technique un facteur d’inhibition de ses désirs profonds, qui aurait nui à son activité artistique, n’est-ce pas prétendre le mutiler et le réduire à n’être qu’un spécialiste de peinture ? Si l’on suppose, avec Freud, que le travail artistique de Léonard « fournit une dérivation à son désir sexuel », alors que la recherche porterait tort à la réalisation de ce désir, aurait-ce été pour le bien de Léonard, si celui-ci s’était limité à la seule peinture ? En tout cas, cela se serait produit au détriment de ses réalisations dans le domaine de la science, et au détriment de ce qui l’intéressait profondément. Léonard note, rappelons-le : « Le désir de savoir est naturel aux bons. »

N’en déplaise à Freud, Léonard a excellé aussi bien en peinture que dans les sciences et les techniques. Dès lors, en ne voulant voir dans ces dernières que leur caractère prétendument inhibiteur pour le désir de Léonard, Freud ne s’est-il pas trompé, au moins en partie ?

 

Extraits de

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 185. Automne 2010.

Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).

 

08/08/2011

Ouverture du blog

Ouverture du blog:

freudvaltin.hautetfort.com

Ce blog traite de Freud et de la création littéraire et artistique. Voir l"A propos", en haut à gauche.

Le 8 août 2011. Michel Valtin.

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