09/08/2011
Freud et Léonard de Vinci
Freud et Léonard.
Inhibition, amour, science et peinture.
(Michel Valtin) (extraits)
Inhibition sexuelle et inhibition dans la création artistique.
Critique du point de vue trop simplificateur de Freud. Le cas de Léonard et celui de quelques autres.
Dans le dernier chapitre d’Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Freud déclare que le but de son travail était « l’explication des inhibitions dans la vie sexuelle de Léonard et dans son activité artistique », et il entreprend de résumer ce qu’il a pu deviner du cours du développement psychique de Léonard.
A Milan, à la cour de Ludovic le More, Léonard aurait traversé « une période de force créatrice virile et de productivité artistique ». « Mais bientôt, poursuit Freud, se confirme en lui le fait d’expérience que la répression presque totale de la vie sexuelle réelle n’entraîne pas les conditions les plus favorables à l’activité manifeste des tendances sexuelles sublimées. »
Ce prétendu fait d’expérience ne résulterait-il pas d’une observation superficielle et très incomplète ? Qu’en est-il de Pétrarque, Kafka, Nerval, Andersen, Henry James ou Pessoa ?
Ce dernier affirme puiser une partie de son inspiration dans des « orages mentaux », provoqués par l’échec de l’amour. De même, Baudelaire, dans la dédicace des Paradis Artificiels, déclare tirer « des jouissances nouvelles et subtiles même de la douleur, de la catastrophe et de la fatalité ».
Plutôt que de la vie sexuelle réelle, les sources d’inspiration ne se trouveraient-elles dans les désirs et leurs destins en tant qu’ils relèvent de l’imaginaire ?
Verlaine, dans les dernières années de sa vie, ne réprimait pas du tout sa vie sexuelle réelle. Comment expliquer, alors, la médiocrité effarante de la quasi-totalité de sa production poétique durant cette période ?
Si l’échec de l’amour se trouve être, dans certains cas, une source d’inspiration, alors qu’une vie sexuelle réelle non réprimée peut coexister, dans le poète, avec une création poétique médiocre, ne faut-il pas conclure que la vie sexuelle et la puissance créatrice sont deux domaines différents, et que l’inhibition de la puissance créatrice n’est pas exactement la même chose que l’inhibition dans la vie sexuelle ?
Freud écrit à propos de Léonard dans le premier chapitre de son essai :
« On n’aime ni ne hait plus vraiment quand on a pénétré jusqu’à la connaissance ; on reste au delà de l’amour et de la haine. On fait de l’investigation au lieu d’aimer. Et c’est peut-être la raison pour laquelle la vie de Léonard a été tellement plus pauvre en amour que celle d’autres grands hommes ou d’autres artistes. Les passions orageuses, qui par nature exaltent et consument, dans lesquelles d’autres ont vécu le meilleur de leur vie, ne semblent pas l’avoir atteint. »
Des passions orageuses ? Quel romantisme ! Delacroix, par exemple, semble leur avoir finalement préféré la peinture. Il écrit dans son Journal, le 30 novembre 1853 :
« Je suis dans cette phase de la vie où le tumulte des passions folles ne se mêle pas aux délicieuses émotions que me donnent les belles choses. Je ne sais ce que c’est que paperasses et occupations rebutantes, qui sont celles de presque tous les humains ; au lieu de penser à des affaires, je ne pense qu’à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant huit jours, c’est le souvenir d’un air ou d’un tableau. Je me mets au travail comme d’autres courent chez leur maîtresse, et quand je le quitte, je rapporte dans ma solitude ou au milieu des distractions que je vais chercher, un souvenir charmant, qui ne ressemble guère au plaisir troublé des amants. »
Les passions orageuses peuvent, d’autre part, avoir leurs inconvénients : Antoine et Cléopâtre auraient « perdu des royaumes en baisers ». Est-ce à dire que Shakespeare lui aussi devait avoir connu le meilleur de sa vie dans des passions orageuses, et qu’il devait être, plutôt que Shakespeare lui-même, le comte Edward de Vere, d’une culture raffinée et « désordonné dans ses passions » ? (comme Freud le dit dans son Allocution à Francfort dans la Maison de Goethe).
Toutefois Shakespeare n’a rien perdu, il ne s’est pas contenté de se laisser consumer par ses passions, il a au contraire su conquérir des trésors de vraie beauté.
Un autre, il est vrai (mais il ne saurait évidemment soutenir la comparaison ni avec Delacroix, ni avec Shakespeare, ni avec Léonard) a écrit que l’amour était « le seul bien d’ici-bas ». Dès lors, l’art serait sans importance, et Musset n’a même pas voulu corriger les défauts de ses vers ! En voilà un qui ne se laissait pas gêner par « le penchant à peser le pour et le contre » ! Ce n’était qu’un paresseux. Baudelaire a d’ailleurs bien compris le caractère inconsistant de sa prétendue doctrine.
Si les passions orageuses peuvent, dans certains cas, jouer un rôle dans les sources d’inspiration, elles n’entraînent pas nécessairement des conditions favorables à la création artistique, et certainement pas, en tout cas, en l’absence d’étude et de travail.
Faut-il, comme Freud se hasarde à le faire, attribuer à Monna Lisa le rôle essentiel d’une inspiratrice, qui aurait ressuscité l’art de Léonard, selon lui « en train de dépérir » ? « Il rencontre la femme, écrit-il dans son dernier chapitre, qui éveille en lui le souvenir heureux et sensuellement ravi de sa mère, et sous l’influence de ce réveil il retrouve l’impulsion qui l’avait guidé au début de ses essais artistiques, lorsqu’il créait des images de femmes souriantes. Il peint alors La Joconde, la Sainte Anne en tierce et la série de tableaux mystérieux caractérisés par le sourire énigmatique. »
Plus généralement, pour Léonard, c’est la beauté de la nature et de tout l’univers visible qui semble être à la source de la création artistique. Il écrit par exemple dans le Traité de la Peinture :
« L’esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir, qui adopte toujours la couleur de ce qu’il regarde, et se remplit d’autant d’images qu’il y a d’objets devant lui. Sachant, peintre, que pour être excellent, tu dois avoir une aptitude universelle à représenter tous les aspects des formes produites par la nature, tu ne sauras pas le faire sans les voir et les recueillir dans ton esprit. Ainsi, à la campagne, porte ton attention sur la diversité des objets, regarde tour à tour une chose puis l’autre, compose ta gerbe d’objets triés et dégagés des moins bons. »
Ou encore :
« Et ne fais pas comme certains qui donnent à toutes les espèces d’arbres, fussent-elles à une distance égale du peintre, la même nuance de vert ; lorsqu’il s’agit des prés ou des plantes et d’autres sortes de terrain et des rocs et des troncs de ces arbres, il faut toujours varier, car la nature varie à l’infini et non seulement dans les espèces ; on trouve différentes couleurs dans les mêmes arbres, étant donné que sur certains rameaux les feuilles sont plus belles et plus grandes que sur d’autres. La nature est si plaisante et si riche dans ses variations que, parmi les arbres de la même espèce, on n’en découvrirait pas un qui ressemblât de près à un autre ; et pas seulement parmi les plantes entières, mais, parmi les branches et les feuilles et leurs fruits, aucun ne sera trouvé exactement semblable à un autre. Il faut bien t’en rendre compte et varier tant que tu peux. »
Léonard ne néglige aucun aspect de la nature, et veut être capable de tout représenter :
« Celui qui n’aime pas également tout ce qui appartient à la peinture, écrit-il, n’est pas universel. Si par exemple le paysage ne l’attire pas, il dira que c’est une chose simple et facile à comprendre ; ainsi notre Botticelli disait que c’était une étude vaine, car il suffisait de jeter une éponge imbibée de diverses couleurs sur un mur pour qu’elle y laisse une tache où l’on pouvait voir un beau paysage. (…)
« Et ledit peintre a fait de très pauvres paysages. »
Ce ne sont pas seulement des « femmes qui rient » et des « figures d’enfants » que représente Léonard, mais par exemple des vieillards, des personnages grotesques, des scènes de guerre (La Bataille d’Anghiari), des épisodes dramatiques (La Cène), des orages ou des catastrophes.
Admettons toutefois qu’une vie sexuelle pauvre ou insatisfaisante puisse, dans certains cas, contribuer à réduire les sources d’inspiration. Ce serait une forme de ce que Freud désigne par « inhibition ». Une autre forme de l’inhibition résiderait-elle dans ce que Freud appelle « le penchant à peser le pour et le contre et à différer », ainsi que dans la lenteur à œuvrer ? Le fondateur de la psychanalyse écrit dans son dernier chapitre :
« La valeur de modèle de la vie sexuelle s’impose, l’activité et l’aptitude à décider rapidement commencent à se paralyser, le penchant à peser le pour et le contre et à différer se perçoit déjà comme un élément perturbateur dans La Cène, et détermine par son influence sur la technique le destin de cette œuvre grandiose. » etc.
Il écrit de même dans son premier chapitre :
« La lenteur qui de tout temps a frappé dans les travaux de Léonard se révèle être un symptôme de cette inhibition, le signe annonciateur de son éloignement de la peinture, qui est intervenu plus tard. »
La tendance à peser le pour et le contre peut permettre à l’artiste de perfectionner son jugement. Et Léonard attribue à juste titre une grande importance au jugement. Il écrit dans le Traité de la Peinture :
« Du jugement du peintre sur ses œuvres et sur celles d’autrui. Quand l’œuvre du peintre est au niveau de son jugement, c’est mauvais signe pour ce jugement ; et quand l’œuvre surpasse le jugement, c’est pire, comme il arrive quand quelqu’un s’étonne d’avoir si bien fait ; et quand le jugement surpasse l’œuvre, ceci est signe parfait, et si l’auteur est jeune avec une telle disposition d’esprit il deviendra certainement un maître excellent. Il produira cependant peu d’ouvrages, mais qui seront de qualité, et les gens s’arrêteront pour en considérer les perfections avec stupeur. »
La question de l’inhibition dans la création artistique paraît beaucoup plus complexe que Freud ne l’imagine. L’artiste dit moins inhibé ne sera-t-il pas moins exigeant et, moins soucieux de perfection, ne produira-t-il pas des œuvres moins extraordinaires ? Freud considère « le pénible combat avec l’œuvre » comme un signe d’inhibition (dans son premier chapitre). Ne serait-ce pas, au contraire, dans certains cas, un signe de bon jugement et même d’excellence ?
Par son exigence artistique, Baudelaire semble proche de Léonard, et l’on ne saurait, je crois, assurer à son propos, comme Freud le fait pour Léonard, que sa « frigidité » aurait nui à sa faculté créatrice.
« Pour piquer dans le but, de mystique nature,
Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ? »
(La Mort des Amants)
« L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. »
(Le Confiteor de l’Artiste)
Sans vouloir le moins du monde faire dépendre le penchant à peser le pour et le contre, ou la fonction critique, uniquement d’une forte inhibition sexuelle, pourquoi ne pas opposer à Léonard de Vinci un artiste tout différent, Victor Hugo, un Éros en personne, qu’on a qualifié d’“amant de génie” ?
L’absence d’inhibition sexuelle, ou de difficultés d’ordre sexuel, est-elle uniquement un avantage pour la création poétique ? Verlaine place Gastibelza (Guitare, dans Les Rayons et les Ombres) au sommet de l’œuvre de Hugo, et se justifie ainsi :
« C’est qu’Hugo n’a jamais parlé d’amour que banalement ou en homme qui (du moins c’est ce dont témoignent ses écrits) fut toute sa vie envers les femmes comme un simple Pacha. « Tu me plais, tu me cèdes, je t’aime. Tu me résistes, va-t’en. Tu m’aimes pour mon nom, peut-être pour mon physique bizarre, pour ma tête faite ? Tu es ange. » Ni crainte, ni espoir, ni douleur, ni joie. Le bonheur du coq et son chant de cuivre après. » (Lui toujours - et assez.)
Dans A propos d’un livre de Victor Hugo, Verlaine écrit encore :
« Génie incontestable, éclatant fréquemment surtout vers le milieu de l’œuvre, des pages comme Gastibelza, superbe cri de jalousie bestiale dans quel sinistrement voluptueux paysage, comme Olympio, prodigieux, prestigieux d’orgueil, comme l’Expiation (bien qu’inférieure écriturement parlant au Feu du Ciel [Orientales], comme l’incomparable Tempête sous un crâne, honneur de toute une littérature, a dit Baudelaire, mieux. Esprit d’homme de lettres, idées moyennes, sensations cordiales bourgeoises – nul plus mauvais « chantre » de l’amour. »
Verlaine exagère, assurément, et je ne vois pas pourquoi la manière d’aimer de Hugo, comme un Pacha, ne pourrait pas être à la source de beaux poèmes d’amour.
Peu inhibé dans sa sexualité, Hugo, loin d’être gêné par un penchant excessif à peser le pour et le contre, semble moins exigeant dans son art, et moins soucieux de perfection, que Léonard ou Baudelaire :
« L’auteur de ce livre, écrit le poète dans la PréfacedeCromwell, connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage. »
Baudelaire disait que les livres de Hugo sont « pleins de beautés et de bêtises », et la fonction critique, en l’auteur des Burgraves, laisse sans doute parfois quelque peu à désirer.
La tendance à peser le pour et le contre, qu’elle provienne essentiellement de l’inhibition sexuelle, comme Freud semble le croire, ou qu’elle ait encore un certain nombre d’autres causes, n’est pas nécessairement nuisible à la qualité de la création artistique, et, au contraire, semble lui être, en général, très favorable.
Léonard et l’amour. Les critiques de Freud sont-elles entièrement fondées ?
I - Est-il vrai que l’inhibition soustrayait à l’intérêt de Léonard tout ce qui est érotique ?
(…)
Selon Freud, Léonard aurait donné l’exemple d’un « froid refus de la sexualité », les écrits qu’il a laissés seraient « chastes - on serait tenté de dire : abstinents - à un degré qui aujourd’hui encore surprendrait dans une œuvre de littérature. Ils éludent, poursuit Freud, tout ce qui est sexuel, aussi résolument que si l’Éros mainteneur de tout ce qui vit était, pour le désir de savoir du chercheur, la seule matière indigne. »
(Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, chapitre premier).
Freud cite le dessin du coït. Mais dessiner un coït, est-ce éluder tout ce qui est sexuel ?
La Léda de Léonard traite un thème sexuel.
Certes, Freud attire avec raison l’attention sur une phrase des Carnets, citée par Solmi :
« L’acte de procréation, et tout ce qui s’y rattache, est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt, s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles. » Une autre traduction, peut-être moins tendancieuse (elle ne parle pas de « coutume traditionnelle ») donne : « L’acte de copulation, et les membres qui y concourent sont d’une hideur telle que, n’étaient la beauté des visage , les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l’espèce humaine. » (Carnets, Tel, Gallimard, I, p. 104).
Cette phrase serait, selon Freud, caractéristique de la « frigidité » de Léonard. C’est bien possible. Mais, en l’écrivant, Léonard n’a pas « éludé tout ce qui est sexuel ».
Si Léonard a éludé tout ce qui est sexuel, comment peut-il se faire qu’il ait noté des observations sur la verge ?
Pontalis les cite, de manière partielle, dans une note de son introduction à Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci.
Les voici au complet :
« De la verge. Celle-ci a des rapports avec l’intelligence humaine et parfois elle possède une intelligence en propre ; en dépit de la volonté qui désire la stimuler, elle s’obstine et agit à sa guise, se mouvant parfois sans l’autorisation de l’homme ou même à son insu ; soit qu’il dorme, soit à l’état de veille, elle ne suit que son impulsion ; souvent l’homme dort et elle veille ; et il arrive que l’homme est éveillé et elle dort ; maintes fois l’homme veut se servir d’elle qui s’y refuse ; maintes fois elle le voudrait et l’homme le lui interdit. Il semble donc que cet être a souvent une vie et une intelligence distinctes de celle de l’homme, et que ce dernier a tort d’avoir honte de lui donner un nom ou de l’exhiber, en cherchant constamment à couvrir et à dissimuler ce qu’il devrait orner et exposer avec pompe, comme un officiant. » (I, p 128).
« Nul doute, écrit Pontalis, que si Freud avait connu ce passage, il l’eût rapproché du souvenir d’enfance. » Pour ma part, je l’ignore. Mais ne faudrait-il pas, plutôt, le rapprocher de l’affirmation de Freud selon laquelle l’inhibition de Léonard soustrayait à son intérêt tout ce qui est érotique ? Ce qui conduirait, sinon à estimer que cette affirmation est tout simplement fausse, du moins à la corriger ou à la nuancer.
(…)
(Pages 13-14)
(…)
Léonard n’a pas évité non plus de traiter, dans ses Carnets, de l’attirance sexuelle et de l’amour sexuel :
« L’amant est attiré par l’objet aimé comme le sens par ce qu’il perçoit ; ils s’unissent et ne forment plus qu’un. L’œuvre est la première chose qui naît de cette union. Si l’objet aimé est vil, l’amant s’avilit. Si l’objet avec lequel il y a eu union est en harmonie avec celui qui l’accueille, il en résulte délectation, plaisir et satisfaction. L’amant est-il uni à ce qu’il aime, il trouve l’apaisement ; le fardeau déposé, il trouve le repos. La chose se reconnaît avec notre intellect. » (I p. 70).
Dans ce passage, je ne trouve pas trace du « froid refus de la sexualité » que Freud attribue à Léonard.
(Pages 15-16)
II - La conception de Léonard, selon laquelle une grande connaissance est nécessaire à un grand amour, est-elle complètement fausse ?
(…)
Selon Freud, l’inhibition de développement de Léonard soustrayait à son intérêt tout ce qui est érotique et, du même coup, la psychologie.
Pourtant, Léonard fait parfois des remarques d’ordre psychologique. Il note par exemple :
« Plus grande est la sensibilité, plus grand le martyre. »
« Toute notre connaissance découle de notre sensibilité. »
« Jouissance – aimer l’objet pour lui-même et pour nul autre motif. »
Enfin, en dépit des reproches que lui fait Freud à propos de sa conception fausse de l’amour, Léonard écrit :
« L’amour triomphe de tout ».
(Page 22)
Léonard, peintre entravé par la science, ou génie
tendant à l’universalité ?
(…)
Freud, dans son idée de voir l’activité scientifique comme une « substitution régressive », n’est-il pas conduit à accorder trop peu d’importance et de valeur aux travaux scientifiques et techniques de Léonard ?
« Son passé infantile s’est emparé de lui, affirme-t-il dans son dernier chapitre, mais l’activité de recherche, qui se substitue dès lors chez lui à la création artistique, semble présenter quelques-uns des traits qui caractérisent l’activité des pulsions inconscientes : l’insatiabilité, la rigidité implacable et un manque de capacité à s'adapter aux conditions réelles. »
Léonard serait-il un songe-creux ? Mais n’est-ce pas au contraire lui, qui avait pris l’expérience pour maîtresse, qui savait s’adapter à la réalité, alors que les désirs de ses contemporains les conduisaient à s’égarer ? Léonard écrit en effet :
« L’expérience n’est jamais en défaut. Seul l’est notre jugement, qui attend d’elle des choses étrangères à son pouvoir.
« Les hommes se plaignent injustement de l’expérience et lui reprochent amèrement d’être trompeuse. Laissez l’expérience tranquille et tournez plutôt vos reproches contre votre propre ignorance qui fait que vos désirs vains et insensés vous égarent au point d’attendre d’elle des choses qui ne sont pas en son pouvoir. Les hommes se plaignent à tort de l’innocente expérience et l’accusent de mensonge et de démonstrations fallacieuses ! » (I ; p. 67).
(Au passage, remarquons que, alors que Freud affirme que Léonard soustrait à son intérêt la psychologie, ces observations sont d’ordre psychologique.)
(…)
(Pages 25-26)
(…)
Léonard s’est voulu un homme universel non seulement comme peintre, mais encore dans l’étude de tous les aspects de la nature.
Vouloir voir dans son activité de recherche scientifique et technique un facteur d’inhibition de ses désirs profonds, qui aurait nui à son activité artistique, n’est-ce pas prétendre le mutiler et le réduire à n’être qu’un spécialiste de peinture ? Si l’on suppose, avec Freud, que le travail artistique de Léonard « fournit une dérivation à son désir sexuel », alors que la recherche porterait tort à la réalisation de ce désir, aurait-ce été pour le bien de Léonard, si celui-ci s’était limité à la seule peinture ? En tout cas, cela se serait produit au détriment de ses réalisations dans le domaine de la science, et au détriment de ce qui l’intéressait profondément. Léonard note, rappelons-le : « Le désir de savoir est naturel aux bons. »
N’en déplaise à Freud, Léonard a excellé aussi bien en peinture que dans les sciences et les techniques. Dès lors, en ne voulant voir dans ces dernières que leur caractère prétendument inhibiteur pour le désir de Léonard, Freud ne s’est-il pas trompé, au moins en partie ?
Extraits de
LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE
Numéro 185. Automne 2010.
Voir le sommaire et les informations pratiques dans l’ « A propos » (en haut à gauche sur ce blog).
19:31 Publié dans Freud et Léonard de Vinci | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.