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24/05/2012

Jensen et Freud

Jensen et Freud

 

« Son nom survit aujourd’hui essentiellement grâce à Freud » dit la notice de Wikipedia France relative à Jensen ; et de citer l’essai du fondateur de la psychanalyse, Le Délire et les Rêves dans la Gradiva de Jensen, paru en 1907.

Dans sa première lettre à Freud, Jensen a, « dans l’ensemble et pour tout l’essentiel » été d’accord avec l’interprétation donnée. Sur quelques points, pourtant, le romancier voyait les choses de manière différente, et il a tenté de l’expliquer à son correspondant dans sa seconde et dans sa troisième lettre.

Dans sa correspondance avec Jung, le 26 mai 1907, Freud présente Jensen comme un « vieux monsieur », qui « semble incapable de comprendre d’autres intentions que ses propres intentions littéraires » ; dans le Supplément de 1912 à la deuxième édition de son essai, il prétend que le romancier « a refusé sa coopération » ; et, en 1925, dans Sigmund Freud présenté par lui-même, il juge Gradiva comme « une petite nouvelle, sans grande valeur par elle-même ».

Le fondateur de la psychanalyse, qui reconnaît, dans sa lettre à Schnitzler du 14 mai 1922, qu’il préfère la science à la littérature, n’aurait-il pas fait preuve, dans certains de ses jugements sur l’auteur de Gradiva, de quelque partialité ?

En outre, de toute l’œuvre de Jensen, qui comporte, dit-on, environ 164 volumes, Freud ne semble avoir lu que trois nouvelles : Gradiva, L’Ombrelle rouge et Dans la maison gothique. N’est-ce pas fort peu ?

Le 26 mai 1907, le fondateur de la psychanalyse écrit à Jung, à propos de son essai sur Gradiva :

« Cette fois, je savais que le petit travail méritait l’éloge ; il a été fait en des jours ensoleillés et m’a donné tellement de plaisir à moi-même. »

Le plaisir que la composition de son essai à donné à Freud est-il bien la preuve qu’il n’a commis aucune erreur ? Le nom de Jensen survit aujourd’hui essentiellement grâce à Freud. Fort bien. Il reste que, dans ses réponses au fondateur de la psychanalyse, le romancier a exprimé son avis et tenté d’expliquer son point de vue. N’existe-t-il pas un autre Jensen que celui dont le nom survit dans l’ombre de Freud, et dont la manière de voir a été longtemps négligée ?

La notice de Wikipedia Allemagne relative à Jensen est beaucoup plus complète et beaucoup plus précise que la notice française. Une fois imprimée, elle occupe cinq pages ; elle comporte huit sections : 1 Vie, 2 Œuvre, 3 Gradiva (1903) et l’interprétation de Freud, 4 Influence et répercussions, 5 Œuvres (choix), 6 Études, 7 Mises en évidence particulières, 8 Liens internet.

Dans la partie Œuvre, l’auteur ou les auteurs notent à propos de Jensen :

« Dans beaucoup de ses œuvres, on trouve la description de rêves ou de rêveries diurnes, qui sont souvent écartés comme « absurdes », dont le rapport avec les événements du récit est pourtant facilement recon­naissable par le lecteur ».

Voilà qui devrait paraître intéressant, si du moins l’on ne désire pas s’en tenir, en tout et pour tout, à l’essai de Freud sur Gradiva. Les rêves dans l’oeuvre de Jensen mériteraient de susciter quelques études.

La section Œuvres (choix) cite Unter heisserer Sonne, Sous un soleil plus chaud, nouvelle, 1869. Mon édition porte : deuxième édition, revue (« Zweite, durchgesehene Auflage »), Braunschweig, 1903, George Westemann. – 1903, l’année même de la parution de Gradiva. Le personnage principal est un homme de science qui trouve l’amour, autre rapport avec Gradiva. Il fait aussi des rêves, comme Norbert Hanold. Dans Freuds Lektüren (Imago, Psychosozial-Verlag, Giessen, 2005), livre dont je ne partage pas les convictions anti-freudiennes, Michael Rohrwasser mentionne ainsi, dans sa bibliographie, l’œuvre dont il s’agit : « Jensen, Wilhelm (1869/ ?) : Unter heisserer Sonne. [Roman] Berlin, Wien ».

Plus loin, la section Œuvre affirme que parfois les œuvres romanesques de Jensen se terminent par la mort de l’héroïne ou du héros, ou des deux personnages. « Comme date de cet événement, poursuit la notice, est indiqué plusieurs fois le 2 mai – date de la mort de l’amie de jeunesse de Jensen, identifiée en la personne de Clara Louise Adolphine Witthöfft (16 novembre 1838 - 2 mai 1857) (cf. Schlagmann, 2005).

Dans la section Œuvres (choix), la notice dit à propos de Jugendträume, Rêves de jeunesse (paru dans le tome troisième de Aus stiller Zeit) que c’est « une représentation, marquée par le vécu de Jensen, de la mort de son amour de jeunesse, mort qui se produit dans la nouvelle – comme dans la réalité – le 2 mai. » Effectivement, dans la nouvelle, le personnage, Thora Wendemut, meurt bien dans la nuit du premier au 2 mai.

La section « Gradiva (1903) et l’interprétation de Freud »affirme notamment : « Dans son essai d’interpré­tation, Freud croit pouvoir discerner, à partir de la nouvelle, l’amour du romancier pour une sœur physiquement handicapée par la déformation du « pied en pointe ». Peut-être conviendrait-il de préciser que ce n’est pas dans son essai sur Gradiva, mais dans une lettre à Jung,du 24 septembre 1907, que Freud imagine ce qu’il appelle une « construction hardie » (elle est sans doute même téméraire, reconnaissons-le), et demande à son disciple ce qu’il en pense.

Plus loin, la notice rappelle que, selon Freud, Jensen – invité à participer à l’interprétation psychanaly­tique de sa nouvelle – aurait « refusé sa collaboration », et conclut : « Cette dévaluation du romancier, due à l’humeur de Freud, est malheureusement en général jusqu’aujourd’hui reprise et acceptée, de manière non critique, dans la tradition interprétative des psychanalystes (cf. Schlagmann, 2005). »

Certains psychanalystes, tout de même, font preuve d’esprit critique, de manière générale, et sur ce point aussi. C’est le cas de Jean-Bertrand Pontalis qui, dans sa préface à Gradiva et à l’essai de Freud, évoque « la légende voulant que Jensen se soit montré réticent face aux questions de son interlocuteur ». (Voir à ce sujet, sur ce blog, notre article intitulé Jensen : un homme avec lequel Freud n’a pas eu d’entretien).

L’auteur de la notice sur Jensen de Wikipedia Allemagne paraît mettre en valeur le point de vue de Klaus Schlagmann, à juste titre sans doute, puisque celui-ci a étudié Jensen. Un lien renvoie à la partie du site du critique qui se rapporte à Norbert Hanold. La page d’accueil de cette partie propose un chapitre qui porte pour titre : L’erreur d’interprétation de Freud au sujet de la nouvelle (« Freuds Fehldeutung der Novelle »). Certes, Freud a pu se tromper sur certains points, et, pour ma part, je pense qu’il a effectivement commis certaines erreurs. Mais Jensen lui-même s’est déclaré, relativement à Gradiva, d’accord avec Freud « dans l’ensemble et pour tout l’essentiel ». Reste à examiner les développements et les arguments de Klaus Schlagmann. Nous le ferons dans un proche avenir.

Le fait que certaines prises de position de ce critique puissent peut-être paraître assez étranges (il se dit par exemple « psychanalyste au sens de Breuer » et semble, de manière générale, très critique par rapport à Freud) ne doit pas nous empêcher d’examiner ce qu’il nous dit à propos de Jensen et de l’interprétation que le fondateur de la psychanalyse a donnée de Gradiva.

Voici l’adresse de la page de Wikipedia Allemagne qui traite de Jensen :

http://de.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Jensen

 

Michel Valtin    

23/05/2012

Nos publications

Voir A Propos, en haut à gauche sur ce blog, pour Qu'est-ce que le don artistique?, Freud et la conquête de la biographie, Freud et Léonard, Freud et la Gradiva de Jensen.

21/05/2012

Wilhelm Jensen (1837-1911) suivi de : Jensen, un homme avec lequel Freud n'a pas eu d'entretien

(Page complétée le 22 mai 2012)

Le site de Wikipedia France (http://fr.wikipedia.org) n'accordait récemment à Jensen que trois ou quatre paragraphes très courts.

Le 21 mai 2011, nous avons rajouté à cette page relative à Jensen la section suivante (combien de temps notre ajout restera-t-il visible sur Wikipedia?): 

"Oeuvres disponibles (au 21 mai 2012):

Outre Gradiva, sont disponibles dans des traductions françaises récentes:

Dans la maison gothique, Gallimard, 1999, collection Connaissance de l'inconscient;

L'Ombrelle rouge, éditions Imago, Paris, 2011 (suivie d'un Essai de lecture freudienne, par Jean Bellemin-Noël).  

En allemand, outre Gradiva, 14 volumes de Jensen ont été récemment réédités, et 15 volumes, ainsi que quelques poèmes, peuvent être lus sur internet: voir la page:

http://gutenberg.spiegel.de/autor/305

Il semble que redécouvrir Jensen soit possible, puisque l'on republie certaines de ses oeuvres."

_________

 

Jensen : un homme avec lequel Freud

n’a pas eu d’entretien

 

Selon la page de Wikipedia France à laquelle nous avons ajouté la section : Œuvres disponibles, l’œuvre de Jensen aurait « rapidement été oubliée ».

Pourtant, des gens se souviennent de lui en Allemagne, et la notice sur Jensen de Wikipedia Allemagne

(de.wikipedia.org), dont nous avons l’intention de rendre compte bientôt, comporte cinq pages.

On se souvient de Jensen, et même à la radio ! Une journaliste, Henrike Leonhardt, lui a consacré une émission le 15 janvier 2012, et une page sur internet :

http://www.br.de/radio/bayern2/sendungen/land-und-leute/wilhelm-jensen-sigmund-freud-henrike-leonhardt108.html

 

Le dernier paragraphe de cette page porte pour titre :

 

Freud n’est pas venu…

 

et explique :

« (…) Jensen et sa femme avaient cordialement invité Sigmund Freud dans leur petite maison de campagne à Sankt-Salvador près de Prien, pour répondre de manière étendue à quelques questions. (…) ». Mais, selon Freud, Jensen aurait « refusé sa collaboration ».

C’est en effet l’expression que le fondateur de la psychanalyse emploie dans le Supplément ajouté en 1912 à son essai sur Gradiva.

Jean-Bertrand Pontalis, dans sa préface à la nouvelle de Jensen et à l’essai de Freud, écrit fort justement :

« Les lettres de Jensen à Freud que nous publions en appendice contredisent quelque peu la légende voulant que Jensen se soit montré réticent face aux questions de son interlocuteur. »

Freud a-t-il finalement estimé qu’il n’avait pas grand-chose à attendre de Jensen ?

Certes, Jensen a été d’accord, « dans l’ensemble et pour tout l’essentiel », avec l’interprétation que Freud a donnée de Gradiva. Mais il n’a pas dit que cette interprétation vérifiait la théorie psychanalytique.

Dans sa lettre à Jung du 26 mai 1907, Freud semble le lui reprocher :

« Ce que Jensen lui-même en dit ? Il s’est exprimé très aimablement. Dans sa première lettre, il a exprimé sa joie que, etc., et a déclaré que l’analyse avait, pour tout l’essentiel, touché les intentions de la petite œuvre. Par là, il n’entendait bien sûr pas notre théorie, de même qu’en général, en vieux monsieur, il semble incapable de comprendre d’autres intentions que ses propres intentions littéraires. »

Comme nous l’analysons en détail dans notre troisième partie de Freud et la Gradiva de Jensen (à paraître dans quelque temps), Freud et Jung semblent se livrer à une véritable disqualification de Jensen comme « vieux monsieur ».

Doit-on se souvenir de Jensen comme de l’homme dont Freud a négligé d’accepter l’invitation, ainsi que certains ont cru devoir le remarquer, et avec lequel il n’a pas eu d’entretien ? Comme cela peut paraître étrange ! Et comme est étrange la célèbre lettre de Freud à Schnitzler du 14 mai 1922, où Freud écrit :

« Une question me tourmente : pourquoi, en vérité, durant toutes ces années, n’ai-je jamais cherché à vous fréquenter et à avoir avec vous une conversation ? (…)

« La réponse à cette question implique un aveu qui me semble par trop intime. Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. »

Schnitzler, double de Freud ? Mais un autre double n’aurait-il pas été relégué dans l’ombre ?

Dans le deuxième chapitre de son essai sur Gradiva, Freud écrit à propos de lui-même :

« (…) sa surprise ne fut pas mince lorsqu’il constata que, dans Gradiva, publiée en 1903, un romancier mettait à la base de sa création la nouveauté que lui-même pensait avoir puisée aux sources de son expérience médicale. »

Dans notre troisième partie de Freud et la Gradiva de Jensen (à paraître dans quelque temps), nous proposons une analyse détaillée de l’ambivalence de Freud à l’égard du romancier, et de l’étrange revirement à son sujet. Notre quatrième chapitre porte d’ailleurs pour titre : Le revirement de Freud au sujet de Jensen : une déception par le double ? Dans la seconde partie de ce même chapitre, nous nous efforçons d’analyser de manière très précise la lettre étrange de Freud à Arthur Schnitzler.

 

Michel Valtin