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23/02/2012

Faculté créatrice et jugement

Faculté créatrice et jugement

 

Faculté créatrice et jugement dans la création littéraire et artistique. Critique de la conception de Freud

(extrait d’un livre en préparation).

 

CHAPITRE TROISIÈME

 

L’expression de l’inconscient et la tolérance de la conscience sont-elles la même chose que la faculté productrice et le jugement de l’écrivain ?

 

(…)

2. La conscience dans la cure, et le jugement dans la création artistique

 

Refouler ou tolérer, serait-ce la seule fonction de la conscience, non pas seulement lors de l’expression de l’inconscient dans la cure, mais encore au cours de la création romanesque ?

D’autres ont bien vu que, dans la création littéraire ou artistique, la conscience exerce un jugement sur les productions de l’imagination. Par exemple, Nietzsche écrit :

« En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; (…) »

Bien entendu, dans le cas d’un véritable artiste, il s’agit non pas d’un jugement d’ordre moral, mais d’un jugement d’ordre esthétique. La conscience de l’artiste n’exerce pas une fonction de censure morale ou pseudo-morale, comme celle des patients dans la cure. Serait-il nécessaire de renvoyer aux œuvres de Baudelaire ou de Shakespeare ?

Nietzsche poursuit :

« on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. » (Humain, trop humain, IV. De l’âme des artistes et des écrivains, 155. Croyance à l’inspiration).

Le jugement esthétique du grand artiste est critique pour tout ce qui n’est pas suffisamment élaboré du point de vue de l’art. Ce jugement semble très différent de ce que Freud considère comme « la conscience » du patient dans la cure.

L’importance que Nietzsche attribue au jugement conscient serait-elle excessive ? Freud écrit dans le septième chapitre de L’Interprétation des Rêves :

« Nous ne sommes vraisemblablement que trop enclins à surestimer le caractère conscient, même s’agissant de la production intellectuelle et artistique. Pourtant, les communications de quelques hommes hautement productifs comme Goethe et Helmoltz nous apprennent plutôt que ce qu’il y a d’essentiel et de nouveau dans leurs créations leur fut donné sur le mode de l’idée incidente et parvint presque achevé à leur perception. Le concours de l’activité consciente dans d’autres cas n’a rien de déconcertant, là où était présente une contention de toutes les facultés mentales. »

Seulement, n’y a-t-il eu aucun concours de l’activité consciente dans les cas que Freud cite ? L’activité consciente n’a-t-elle pas reconnu la valeur de ce qui a été prétendument donné ? Et ce don ne devrait-il absolument rien à une activité consciente antérieure, ni à la conscience préalable de certaines données ? Freud note d’autre part que le don est parvenu « presque achevé » à la perception. L’activité consciente a donc prêté son concours pour conduire le don à l’achèvement.

« Mais c’est le privilège, prêtant à beaucoup d’abus, poursuit Freud, de l’activité consciente que de se permettre de masquer à nos yeux toutes les autres, où qu’elle intervienne. »

Toutefois, dans les cas que Freud cite, la conscience ne semble pas avoir masqué les découvertes ou les trouvailles, puisqu’elle les a reconnues comme telles. Elle n’a pas masqué non plus, pour Goethe ou Helmoltz, le mode de production de ces découvertes.

Sans le caractère conscient du jugement, comment serait-il possible de reconnaître l’idée importante ? Dans ce cas, ne choisirait-on pas, au contraire, n’importe quelle erreur ?

Ne faut-il pas tenir compte de la qualité de la conscience et du jugement ? La conscience nous masque-t-elle toujours complètement la réalité ? Ne diffère-t-elle pas selon les individus ? Et, dans le même individu, ne diffère-t-elle pas selon les aspects qu’elle considère, ainsi que selon la période et le moment où cet individu se trouve ?

Enfin, ne conviendrait-il pas de remarquer que Freud n’accorde que de courtes remarques à la production intellectuelle et artistique, alors qu’il traite à fond des questions relatives aux rêves ?

Ainsi, Nietzsche n’a pas tort, et il a même tout à fait raison, de mettre en évidence, dans la production intellectuelle et artistique, l’importance d’un bon jugement.

 

Notons que Baudelaire, et ce point de vue est peut-être encore meilleur, accorde à l’imagination non seulement, comme Nietzsche, la fonction de production, mais aussi et surtout celle de conscience et de jugement : « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature ; elle sait choisir, juger, comparer, fuir ceci, rechercher cela, rapidement, spontanément. » (Théophile Gautier)

Lorsqu’elle choisit, juge, compare, l’imagination ne précède pas toute production, mais au contraire elle agit après une production primitive. Lorsqu’elle fuit ceci, recherche cela, elle s’oriente vers une nouvelle production.

Selon Nietzsche, le jugement ne précède pas la production de l’imagination, mais au contraire opère tri et mise en forme après une première production.

 

Freud nous montre en somme des ratés de la « conscience ». La conscience est trompeuse, à cause de la censure. Et c’est le psychanalyste qui acquiert ou est censé acquérir la véritable conscience, et qui essaie de la transmettre à son patient.

Mais est-il vrai qu’il n’y a que des ratés de la conscience ?

Ce n’est pas évident du tout. Pour Nietzsche et Baudelaire, le jugement du grand écrivain ou du grand artiste ferait les bons choix, au moins dans le domaine de l’esthétique.

Et s’il n’existait jamais que des ratés de la conscience, comment Freud lui-même aurait-il pu découvrir l’inconscient ? Il faut bien, si toutefois nous prétendons réussir parfois à marcher vers davantage de lumière, que la conscience s’aperçoive d’un inconscient, ou que ce qui était inconscient parvienne à la conscience.

(…)

 

Michel Valtin

 

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