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20/11/2011

L'Ombrelle rouge, de Jensen

L’Ombrelle rouge, de Jensen.

(extraits d’un compte rendu de la traduction de Jean Bellemin-Noël et de son Essai de lecture freudienne)

(Editions Imago, Paris).

Livre dont la disponibilité en librairie est annoncée pour le 23 novembre 2011.

 

 

En France, on connaît en général peu Jensen, sinon par Gradiva et par l’essai que Freud a consacré à cette nouvelle.

Il convient de saluer la première traduction française de L’Ombrelle rouge, œuvre mentionnée par Freud. Considèrera-t-on que cette traduction comble une lacune ? Il paraît important de se rendre compte que cet auteur existe, et même indépendamment de ce que Freud a pu écrire sur lui.

Il faut remercier Jean Bellemin-Noël de nous avoir donné une traduction élégante, et non seulement de la prose, mais même des poèmes que L’Ombrelle rouge renferme, ce qui est encore plus remarquable.

La nouvelle peut être lue pour elle-même, et, pour ceux qui s’intéressent avant tout à la psychanalyse, Jean Bellemin-Noël propose un Avant-propos et un Essai de lecture freudienne de la nouvelle.

 

Avant-propos

 

Dans L’Avant-propos, Jean Bellemin-Noël présente la nouvelle de Jensen, écrite ou du moins publiée pour la première fois en 1892. Il fait observer que le lecteur pourra « trouver démodés » le cadre et les personnages, mais qu’il s’agit d’une « fiction romanesque où l’intérêt majeur tient à l’analyse psychologique », qu’on « nous parle ici de l’Homme et des ressorts cachés de son monde intérieur », et que le récit « tente de montrer que nos actes les plus bizarres ont parfois des motivations dont l’origine semble inconnue, quoiqu’elle puisse en fait être retrouvée ».

Jean Bellemin-Noël rappelle que dans un échange de lettres avec l’auteur, Freud a évoqué, outre Gradiva, « deux autres de ses récits, publiés en un seul volume intitulé Übermächte [Puisssances supérieures], à savoir Dans la maison gothique et L’Ombrelle rouge », et que dans le Supplément à la deuxième édition (1912) de l’essai sur Gradiva, Freud a traité en quelques phrases de ces deux nouvelles, qui présentent certaines ressemblances avec Gradiva. Il peut paraître quelque peu étonnant que Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas ici que c’est Jung qui a attiré l’attention de Freud sur ces deux nouvelles, et que dans sa lettre à Jung du 24 novembre 1907, le fondateur de la psychanalyse fait part à son disciple de son avis sur L’Ombrelle rouge et de Dans la maison gothique. Nous verrons aussi que dans son Essai de lecture freudienne, Jean Bellemin-Noël ne mentionne pas non plus la correspondance de Freud et de Jung au sujet de Jensen. Nous reviendrons sur ce point.

Pourquoi a-t-on publié en traduction française Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999), alors qu’on ne l’a pas fait pour L’Ombrelle rouge ? Jean Bellemin-Noël y voit a priori trois raisons possibles : l’ensemble constitué par Übermächte aurait formé un livre trop volumineux, la traduction du titre aurait posé quelque difficulté, le récit de L’Ombrelle rouge contient de nombreux poèmes, ce qui aurait pu repousser les lecteurs ou effrayer les traducteurs.

Relevons que parmi les auteurs de ces poèmes, se trouve, selon les termes de Jean Bellemin-Noël, « le « lieutenant Wolfgang von Altfeld », héros de notre histoire, c’est-à-dire Wilhelm Jensen lui-même ». Seulement, ne conviendrait-il pas d’éviter de confondre l’auteur avec son personnage ? Dans sa lettre à Freud du 14 décembre 1907, Jensen se distingue nettement de ce dernier, puisqu’il dit que le récit de L’Ombrelle rouge a été « tissé à partir de souvenirs personnels », qui ont d’ailleurs été transformés (par exemple, « dans l’œuvre », deux personnes « se sont en quelque sorte fondues en une seule »). Il serait intéressant de vérifier si les poèmes d’Altfeld ont été composés exprès par Jensen pour dépeindre son personnage, ou s’il a simplement attribué à son personnage des poèmes qu’il avait écrits à une époque antérieure. Enfin, les poèmes d’Altfeld, ou certains d’entre eux, ont-ils été publiés sous le nom de Jensen dans les diverses éditions de ses poèmes ? Une chose en tout cas semble certaine : Jensen a commencé des études de médecine, avant de choisir d’être écrivain, mais il ne s’est jamais engagé dans une carrière militaire, comme son personnage.

Jean Bellemin Noël justifie son choix de rendre en vers français réguliers les poèmes de Matthison, de Hölderlin ou de Jensen. Pour ceux de Hölderlin, il réclame l’indulgence du public. Nul doute qu’elle lui sera accordée, d’autant plus que les vers de Jean Bellemin Noël ne sont pas des vers de mirliton péniblement rimaillés, mais qu’on peut leur reconnaître une certaine aisance et même une certaine élégance.

 

Essai de lecture freudienne

 

Jean Bellemin-Noël se propose d’examiner de plus près ce qui rapproche et ce qui différencie L’Ombrelle rouge de Gradiva. Il semble toutefois douter de l’importance d’une étude semblable, ou du moins de l’écho qu’elle soit susceptible d’obtenir :

« Le silence qui a jusqu’ici entouré L’Ombrelle rouge nous incite d’ores et déjà à faire ce pronostic : ni une étude approfondie, ni une lecture plus minutieuse n’apporteront de graves bouleversements, pas plus à la doctrine psychanalytique qu’à la lecture en profondeur des textes, telles que le maître viennois les a mises en place en ce temps-là avec un mérite égal à son acharnement. »

La doctrine psychanalytique dans son ensemble, certes, ne risque sans doute pas d’être bouleversée pour si peu. Quant à la lecture en profondeur des textes, il en va peut-être un peu autrement. Freud ne semble avoir lu que trois nouvelles de Jensen, alors que cet auteur a écrit environ 164 volumes. Raymond Prunier, qui a traduit Dans la maison gothique (Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, 1999) n’estime pas, comme Freud l’a écrit dans Sigmund Freud présenté par lui-même, que Gradiva ne soit qu’ « une petite nouvelle sans grande importance par elle-même ». Il écrit dans sa Présentation de la nouvelle qui vient d’être citée : « Le lecteur de Gradiva est immédiatement séduit par l’extrême qualité de ton, la grâce subtile des personnages, et la composition très solide de l’ensemble du récit. La finesse de Gradiva serait-elle un petit miracle unique dans la production de cet auteur prolixe, ou n’aurait-on pas, par défaut de curiosité, délaissé son œuvre, en se réfugiant derrière les jugements abrupts de ses contemporains, qui semblent (vers la fin de sa vie) l’avoir considéré comme un auteur plus que médiocre ? » Sans doute la publication de Dans la maison gothique ne semble pas avoir beaucoup attiré l’attention. Mais Jensen est un auteur parfois si subtil, ses personnages paraissent au premier abord si étranges, et surtout on l’a si peu lu, pour que l’on puisse se contenter de répéter sans examen et de manière définitive et absolue les jugements du public ou de quelques critiques.

(…)

Enfin, Jensen lui-même ne s’est pas trouvé entièrement d’accord avec Freud sur toutes les questions : « il vous arrive en effet, ça et là, écrit-il dans sa première lettre au fondateur de la psychanalyse, de lui prêter » [à la narration de Gradiva] des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment ». D’autres points de désaccords apparaissent dans sa seconde et dans sa troisième lettre. (…).

Dans une note de son étude, Jean Bellemin-Noël remarque que « les traducteurs précédents ont partout et toujours traduit Der rote Schirm par Le Parapluie rouge ; or (…) le contexte estival et féminin ne laisse ici aucune place au doute, il s’agit bien d’une ombrelle ; parler en français de « parapluie » révèle qu’on n’a pas lu l’ouvrage. » Mais Raymond Prunier, traducteur déjà cité de Dans la maison gothique, l’a lu, pour sa part, et il mentionne correctement L’Ombrelle rouge.

(…)

Dans la partie Diptyque avec Gradiva, Jean Bellemin-Noël, relativement à la comparaison de L’Ombrelle rouge et de Gradiva, fait plusieurs remarques. (…).

Le critique se propose de revoir ce que Freud dit de cette question, « à la fois officiellement dans un texte publié, et officieusement dans ses lettres à Wilhelm Jensen – des lettres que ce dernier ne semble pas avoir gardées mais dont on peut déduire la teneur puisque Freud, lui, a conservé les réponses qu’il avait reçues. »

Ici, non plus que dans son Avant-propos, Jean Bellemin-Noël ne mentionne les lettres à Jung, dans lesquelles Freud commente, pour celui qui était alors son disciple, ses lettres à Jensen, ainsi que les réponses de ce dernier. Pourquoi cette omission, alors que ces lettres fournissent des éléments importants sur le point de vue et les réactions de Freud ?

Quoi qu’il en soit, Jean Bellemin-Noël cite le Supplément ajouté en 1912 à la deuxième édition de l’essai de Freud sur Gradiva.

Jean Bellemin-Noël repère alors des éléments fétichistes dans Gradiva aussi bien que dans L’Ombrelle rouge. (…).

Et, dans une note, Jean Bellemin-Noël renvoie « pour une étude exhaustive de cette constellation fétichique, sinon exactement fétichiste », à la partie « Lecture » de son livre, Gradiva au pied de la lettre, P.U.F., « Le Fil rouge », 1983.

Jean Bellemin-Noël remarque ensuite que Freud avait interrogé Jensen, à propos de Gradiva, sur les soubassements biographiques de sa fiction. Mais le critique semble finalement repousser l’idée d’une psychobiographie de Jensen : « Peu importe la véracité de ce que l’écrivain raconte et, eu égard aux aléas de toute mémoire, peu importe la réalité même des faits qu’il a vécus, ce qui compte est qu’il se soit personnellement engagé dans son roman, entendons dans la facture, dans la conception et dans la rédaction de cette histoire. Mais aujourd’hui, nous n’aurions aucune excuse de tenter de mener à bien une psychobiographie de Jensen, comme Freud a pu songer à le faire à une époque où il fallait faire flèche de tout bois pour accréditer dans le public l’idée de l’inconscient. » Faire flèche de tout bois ? Est-ce à dire que la fin poursuivie (accréditer l’idée de l’inconscient dans le public) était d’une telle importance qu’il semblait superflu de se soucier de la vérité dans les moyens employés ? Au contraire, le souci principal de Freud, relativement à Jensen, n’était-il pas la vérification de ses théories ? Et Freud ne fait-il pas preuve d’honnêteté intellectuelle lorsqu’il reconnaît, dans sa lettre à Jung du 21 décembre 1907, que la question est peut-être plus complexe qu’il ne le pensait auparavant ? « De Jensen, écrit-il, j’ai reçu la réponse ci-dessous à mes questions ; elle montre d’une part comme il est peu enclin à soutenir de telles recherches, laisse pourtant d’autre part pressentir que les rapports sont plus compliqués qu’un schéma simple ne saurait les représenter. »

Freud n’a pas écrit de psychobiographie de Jensen. Mais, à partir d’un souvenir d’enfance et de quelques autres indices, il s’est risqué à échafauder toute une psychobiographie de Léonard. Pour Jensen, aucun souvenir d’enfance n’était disponible. Comment écrire une psychobiographie analytique dans ces conditions ?

Dans la lettre à Jung que nous venons de citer, Freud semble se plaindre ainsi : « A la question principale, de savoir si la démarche des personnes de l’image originelle avait quelque chose de pathologique, il n’a pas répondu du tout. »

Cette question avait un sens par rapport aux hypothèses de Freud. En avait-elle un pour Jensen ?

Quoi qu’il en soit, Freud semble avoir décidé, ou cru comprendre, que Jensen ne s’intéressait pas à ses recherches.

Jean Bellemin-Noël écrit ensuite à propos de l’idée de psychobiographie : « Nous estimons de nos jours qu’une telle entreprise est indiscrète dans sa visée (le lecteur doit respecter les secrets intimes de l’auteur), très aléatoire dans ses résultats, et pour un maigre bénéfice car tout artiste utilise dans son art les fruits de son expérience, qui est largement universelle. »

Freud a reconnu le premier le caractère indiscret, selon lui, de certaines des questions qu’il a posées à Jensen : « Dans une deuxième lettre je suis alors devenu indiscret (…) ». – « Aléatoire dans ses résultats » : Jean-Bertrand Pontalis parle, à propos de l’essai sur Léonard, de « l’édifice, assurément fragile, construit par Freud ». – Le plus important me semble le troisième point noté par Jean Bellemin-Noël : pour l’étude de la création littéraire ou artistique, il ne convient pas de se soucier seulement de la petite enfance, mais de considérer tout le développement affectif et intellectuel qui s’est produit ensuite, dû en grande partie à l’expérience, dans la seconde partie de l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte. Ce serait donc une erreur que de s’efforcer de tout réduire à la petite enfance, comme Freud a eu peut-être trop tendance à le faire, et de ne se soucier que du développement affectif, sans tenir suffisamment compte du développement intellectuel.

(…).

 

(Extraits d’un article de Michel Valtin)

09/08/2011

Freud et la Gradiva de Jensen

 

Freud et la Gradiva de Jensen. Entre le psychanalyste et le romancier, des désaccords de détail ? (extraits)

 

Dans son petit essai sur la Gradiva de Jensen, Freud avait estimé possible une récusation globale de ses interprétations par le romancier.

Cette récusation ne s’est pas produite, puisque Jensen, dans sa première lettre à Freud, lui répond :

« Certes, cette petite narration n’avait pas « rêvé » de se voir l’objet d’un jugement et d’un éloge formulés à partir du point de vue psychiatrique, et il vous arrive en effet, ça et là, de lui prêter des intentions que l’auteur n’a pas eues à l’esprit, du moins consciemment. Dans l’ensemble, cepen­dant, pour l’essentiel, je peux convenir avec vous sans restriction que votre écrit est allé au fond des intentions de mon petit livre et leur a rendu justice. »

Dès lors, il ne saurait être question de contester en bloc l’interprétation de Freud. Il reste à examiner si, sur des points que Jensen semble considérer comme secondaires, Freud aurait révélé certaines intentions inconscientes de l’auteur, ou si au contraire, il lui aurait attribué des intentions qui ne se trouvent pas dans la nouvelle, et ne viendraient que de l’interprète.

 

I

 

Extrait du chapitre : Quelques études sur

la Gradiva de Jensen

 

 

Dans le chapitre intitulé Résumer, interpréter (Gra­diva) de Quatre romans analytiques, éditions Galilée, 1973), Sarah Kofman critique la sélection que Freud effectue, dans la nouvelle, des éléments qu’il retient pour son inter­prétation. Dès le résumé, que Freud présente comme fidèle au texte de Jensen, certaines déformations et certaines transformations sont perceptibles. « La visée explicative du résumé, écrit Sarah Kofman, se marque par un certain nombre de « digressions » destinées à suppléer à l’absence d’explication de l’auteur et à éclairer la conduite des héros. » Elle note par exemple une « longue digression sur le refoulement et son mécanisme où sont invoqués tour à tour comme confirmation de la description de Jensen, certaines représentations picturales, en particulier celle de Félicien Rops, et un cas pathologique appartenant à l’expérience clinique de Freud. » Le fondateur de la psychanalyse ne se contente pas de rajouter certains éléments à la nouvelle de Jensen, il en laisse d’autres de côté. « Ainsi, remarque Sarah Kofman, il « oublie » que Jensen explique pourquoi Norbert a refoulé sa vie amoureuse : dès l’enfance, il était prédestiné à suivre la tradition familiale, la trace du père. » L’auteur propose une lecture qui tienne compte « de la totalité du texte ». « Celle-ci permet de comprendre, écrit-elle, mieux que le fait le résumé, pourquoi Norbert est un enterré vivant : la tradition familiale a coupé les ailes de son désir, l’a, tel le canari, mis en cage dès la naissance. Traduit en langage analytique : Norbert est né castré. Curieusement, Freud néglige un certain nombre d’indications allant dans ce sens. » Selon Sarah Kofman, « l’interprétation de Freud est une réécriture du texte de Jensen, un nouveau jeu, un nouveau roman, même si c’est l’auteur qui, dans une certaine mesure, a fourni le texte et le commentaire. »

Certains éléments interprétés dans Délires et Rêves dans la Gradiva de Jensen ne proviendraient-ils donc que de Freud ? A la suite de Sarah Kofman, nous allons nous efforcer d’éclaircir cette question.

 

II

 

Freud et Jensen : deux langages différents.

Le « roman freudien » de l’artiste et du poète,

et la peinture, par Jensen, de certains savants.

 

(…)

 

1. Le refoulement, la capacité à résoudre les énigmes, et les deux passions, successivement dominantes, de Norbert Hanold.

 

(…)

 

2. Poésie et névrose, ou science et névrose ?

 

(…)

Quant à Hanold lui-même, la science ou, du moins, une certaine façon de considérer la science comme la seule chose importante dans la vie, n’aurait-elle pas contribué à faire de lui un névrosé ?

Certes, il n’est pas entièrement responsable de son illusion. Freud se contente de mentionner « la tradition familiale ». Pourquoi ne rétablirions-nous pas les mots mêmes de Jensen ?

« Il n’était pas venu au monde, il n’avait pas grandi dans la liberté de la nature, mais à dire vrai dès sa naissance il s’était trouvé bouclé derrière les barreaux d’une grille, celle dont l’avait entouré la tradition familiale, l’éducation et la préparation à l’avenir auquel il était destiné par avance. »

Freud donne de cette phrase une version très édulcorée : « la tradition familiale l’a destiné à l’archéo­logie » !

« Depuis sa plus tendre enfance, poursuit Jensen, il n’y avait jamais eu le moindre doute dans le cercle familial sur ceci : en tant que fils unique d’un professeur d’université spécialiste de l’Antiquité, il était appelé à exercer plus tard la même activité pour maintenir l’éclat du nom paternel, voire l’augmenter si possible ; et prendre la succession dans ce métier lui était apparu, pour l’organisation de son avenir, comme un devoir qui allait de soi. »

Nous reviendrons dans un autre chapitre sur ce passage important. Notons que l’éducation et la préparation psychologique à laquelle Norbert Hanold a été soumis par le cercle familial, semble avoir réussi pour le but qu’elle se proposait, puisque le rejeton est devenu, très jeune, un brillant professeur d’université, spécialiste de l’Antiquité. Seule­ment, cette préparation psychologique menée par le cercle familial a oublié ou négligé de tenir compte de l’affectivité de Norbert Hanold.

(…)

(Pages 8-9)

 

Effectivement, il semble que, pour Jensen, le comportement de Norbert Hanold à l’égard des jeunes filles ne s’explique pas du tout par une prédisposition innée, puisqu’au contraire, le romancier fait ressortir, dans l’intérêt exclusif que Norbert porte à l’archéologie, l’influence de l’éducation et de la préparation psychologique qu’il a subies.

Mais Freud ne semble pas remarquer nettement que ce qu’il appelle les « besoins fantastiques » et « érotiques » de Norbert Hanold renvoient, pour Jensen, à la nature et à une prédisposition innée :

« Mais, peut-être dans une intention bienveillante, la nature lui avait en supplément mis dans le sang une sorte de compensation qui n’avait rien à voir avec la science, et dont il ne savait même pas qu’il était pourvu : une fantaisie extraordinairement vive, (…) »

Pour Freud, les besoins érotiques de Norbert Hanold renvoient avant tout à son enfance :

« Nous découvrons aussi par la suite que dans son enfance, Norbert Hanold ne se tenait pas à l’écart des autres enfants ; à cette époque, il entretenait une amitié d’enfance avec une petite fille, (…) » Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question.

Quelques pages plus loin, Freud écrit encore :

« Notre auteur a omis les motifs dont découle le refoulement de la vie amoureuse chez son héros ; l’activité scientifique n’est en effet que le moyen dont se sert le refoulement ». Freud assigne au refoulement d’autres causes.

Mais qu’en est-il pour Jensen ? N’a-t-il pas donné certaines indications importantes destinées à rendre crédible le comportement de Norbert à l’égard des jeunes filles ? indications que Freud semble avoir négligées, ou voulu négliger.

Pour Freud, l’activité scientifique, qui semble être quelque chose de pur, ne saurait être considérée comme une des causes du refoulement ou du délire de Norbert Hanold. Les causes du refoulement sont à rechercher dans une morale étroite, à laquelle Freud oppose ses découvertes, qui, selon lui, relèvent de la science.

Mais, pour Jensen, l’activité scientifique de Norbert, à qui la nature (« die Natur ») a mis dans le sang (« ins Blut ») une fantaisie extraordinairement vive, « qui ne lui rendait pas l’esprit spécialement propre à effectuer des recherches selon une méthode objective et rigoureuse », n’est-elle pas la conséquence de l’éducation et de la préparation psychologique à une science tout à fait impure, puisqu’elle est au service de l’honneur familial ? Et donc, en dernière analyse, pour Jensen, le comportement maladif de Norbert Hanold ne serait-il pas la conséquence de l’environnement social ? Nous reviendrons sur ce point.

(…)

(Pages 12-13)

 

3. Zoé et le dessin.

 

De ce que, dans certaines conditions, une certaine façon de considérer la science puisse contribuer à provoquer un délire, Jensen ne tire pas de conclusions générales.

Au moins le père de Zoé a-t-il gardé sa science et sa névrose pour lui, et n’a pas voulu rendre sa fille semblable à lui-même.

Dans ces deux familles de savants, la seule personne saine, Zoé, se livre à un art, le dessin ; sans doute comme simple passe-temps, elle semble d’ailleurs s’intéresser davantage à Norbert Hanold qu’aux arts graphiques.

Quant à Norbert, sa fantaisie extrêmement vive l’amène certes à opposer à la science son rêve qui relève de l’âme, de l’affectivité ou du cœur, mais rien ne nous laisse penser qu’il possède l’imagination créatrice d’un véritable poète ou d’un véritable artiste. S’il croit voir dans les esquisses de Zoé l’expression d’un « talent artistique hors de l’ordinaire », ce n’est apparemment pas en raison de sa propre compétence exceptionnelle dans le domaine de l’art, mais tout simplement parce qu’il est amoureux de Zoé, et qu’il l’idéalise :

« Un être possédant tant de « chic », au sens noble du terme, qu’elle manifestait dans sa façon de se tenir et d’agir, il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir », songe-t-il un peu plus loin.

(…)

(Page 14)

 

4. Conclusion : les différences de langage de Freud et de Jensen ne sont pas dépourvues de signification.

 

Les différences que nous avons constatées entre le langage de Freud et celui de Jensen ne sont pas dépourvues de signification : elles révèlent que leurs conceptions sont différentes, au moins sur certains points. (…)

 

Michel VALTIN

Extraits de

 

LA PETITE REVUE DE L’INDISCIPLINE

Numéro 189. Été 2011.

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