13/12/2018
Freud et Léonard de Vinci (2)
Freud et Léonard de Vinci
Extraits de textes préparatoires à un essai sur le sujet
(exposé fait à Lyon, au « Carré 30 », pour « Agora Philo Lyon », le 15 décembre 2018).
Méthode
(…) Pour ce que Freud appelle le « matériel », les données biographiques sont minces, surtout relativement à la petite enfance, à l'enfance, et à l'adolescence. Les reconstructions auxquelles Freud se livre paraissent très hypothétiques. D'autre part, « les réactions de l'individu qui ous ont été relatées » ne sont pas un matériel fourni directement par Léonard, mais un matériel déjà interprété par les contemporains, qui ont pu déformer et fausser les prétendues réactions de l'individu.
(…) Quant au matériel fourni directement par Léonard, ce sont les deux volumes de sesCarnets, auxquels il faut rajouter toute l'oeuvre graphique.
Freud s'est finalement peu servi, pour écrire son essai, de ce matériel direct. Il est vrai que celui-ci n'était que partiellement disponible à son époque.
Quant à « la connaissance des mécanismes psychiques », qu'il revendique, outre la question de l'insuffisance de données relatives à Léonard, il conviendrait d'examiner si son cas ne serait pas finalement assez différent, voire très différent, sur certains points au moins, d'un patient en analyse.
Freud écrit à Jung le 17 octobre 1909 :
« (…) j'ai rencontré récemment son homologue (sans son génie) chez un névrosé. »
Ce que Freud appelle le génie de Léonard serait-il quelque chose que l'on pourrait mettre entre parenthèses, que l'on pourrait rajouter à un névrosé ordinaire pour en faire un Léonard, ou, à l'inverse, que l'on pourrait enlever à Léonard pour obtenir un banal névrosé ?
(…)
Inhibition ?
(…)
Certes, la sexualité a forcément une influence sur le développement de l'individu, et Léonard aurait été un tout autre homme s'il avait eu une vie sexuelle plus riche, et s'il avait eu davantage de succès amoureux.
(…)
(…) Freud poursuit :
« Mais bientôt se confirme en lui le fait d'expérience que la répression presque totale de la vie sexuelle réelle n'entraîne pas les conditions les plus favorables à l'activité manifeste des tendances sexuelles sublimées. »
Freud ne cite aucun exemple pour appuyer son affirmation. Les cas de Pétrarque, d'Andersen, de Nerval, d'Henry James, de Kafka, de Pessoa et peut-être de quelques autres sembleraient indiquer que leur inhibition sexuelle ne les a pas empêchés de devenir de grands poètes ou de grands écrivains. Plutôt que d'un « fait d'expérience », comme Freud le prétend, ne s'agirait-il pas en partie du moins, d'un présupposé théorique, assez difficile à bien vérifier ?
Quoi qu'il en soit, pour Léonard de Vinci, Freud émet l'idée d'une inhibition bien particulière : l'intérêt pour la science aurait porté tort à l'artiste :
(…)
Evidemment, si Léonard avait consacré sa vie uniquement à la peinture, s'il ne s'était pas livré à des travaux aussi divers que l'anatomie, l'optique, la mécanique, la balistique, l'architecture militaire et civile, la géologie, la géographie, la physique, l'hydraulique, l'étude du vol des oiseaux et de la machine volante, et cette liste n'est pas limitative, il aurait eu le temps de se consacrer davantage à ses œuvres picturales, et, s'il n'avait pas créé des tableaux encore supérieurs, il en aurait du moins produit un plus grand nombre.
Mais produire un plus grand nombre de tableaux n'est pas ce que Léonard s'est proposé. (…)
(…)
A propos de l'inhibition sexuelle de Léonard, Freud écrit :
« Autres conséquences encore. L'investigation a aussi pris la place de l'action, de la création. »
Il n'y aurait donc pas de création scientifique ? L'étude de la nature ne serait pas une activité ? Disséquer des cadavres ne serait pas une action ? Consigner ses résultats dans des carnets n'en serait pas une non plus ?
(…)
Rumination ?
(…)
Dans sesLeçons d'Introduction à la Psychanalyse, Freud précise :
« La névrose de contrainte se caractérise en ceci que les patients sont occupés par des pensées auxquelles à vrai dire ils ne s'intéressent pas, (…). Les pensées (représentations de contraintes) peuvent être en elles-mêmes insensées ou bien seulement indifférentes pour l'individu, souvent elles sont tout à fait ineptes, et dans tous les cas, elles sont le point de départ d'une activité de pensée des plus tendue qui épuise le malade et à laquelle il ne s'adonne que très à contrecoeur. Il ne peut s'empêcher de ruminer et de spéculer contre sa volonté, comme s'il s'agissait des tâches les plus importantes de sa vie. »
Il semble que cela ne corresponde pas du tout au cas de Léonard. Celui-ci s'intéresse au contraire beaucoup à ses pensées.
« L'acquisition d'une connaissance, quelle qu'elle soit, écrit-il, est toujours profitable à l'intellect, parce qu'elle lui permet de bannir l'inutile et de conserver le bon. »
(…)
Il convient de remarquer que Léonard n'est pas seulement animé par l'amour de l'art et de la peinture, mais encore par l'amour de la vérité. (voir Carnets, tome 1, pages 91-92).
(…)
Si l'on voulait soutenir qu'il existe tout de même un névrose résiduelle en Léonard, il faudrait montrer dans quelle mesure son moi est perturbé, et dans quelle mesure il est libre.
Si la passion intellectuelle de Léonard semble très différente de la compulsion de rumination propre aux névrosés de contrainte, n'existerait-il pas d'autres caractéristiques de cette névrose qui présenteraient quelque analogie avec certains aspects de la personnalité du grand peintre et du grand savant ?
(…)
Symptômes ?
Nous avons vu que Freud s'est efforcé de réduire les recherches scientifiques de Léonard à une rumination d'ordre pathologique, qui aurait été nocive pour sa création artistique. De même, ne manifesterait-il pas une tendance à réduire les conflits artistiques de Léonard, lors de la composition de ses œuvres picturales, à une inhibition et à des symptômes pathologiques ?
Dans son chapitre de conclusion, Freud va jusqu'à affirmer à propos de Léonard :
« La valeur de modèle de la vie sexuelle s'impose, l'activité et l'aptitude à décider rapidement commencent à se paralyser, le penchant à peser le pour et le contre et à différer se perçoit déjà comme un élément perturbateur dans La Cène, et détermine par son influence sur la technique le destin de cette œuvre grandiose. »
Pourquoi faudrait-il décider rapidement, s'il s'agit de créer un chef-d'oeuvre ? Un choix rapide et trop peu exigeant ne risquerait-il pas de se faire au détriment de la qualité recherchée ? Le penchant à peser le pour et le contre serait-il obligatoirement néfaste ?
(…)
On peut reconnaître dans ces formulations de Freud les deux composantes qui interviennent dans la création artistique : l'imagination, ou la force productrice, et d'autre part l'esprit critique ou le jugement.
Nietzsche écrit par exemple :
« En vérité, (...) » (Humain, trop humain, IV. De l'âme des artistes et des écrivains, 155. Croyance à l'inspiration).
(…)
Une première difficulté réside dans la complexité fournie par la faculté productrice. Plus les productions de cette dernière sont diverses, ou plus grande est la richesse de ces productions, et plus le choix entre les diverses possibilités sera difficile, plus il sera difficile d'harmoniser l'ensemble.
Si l'auteur est pressé par le temps, il lui sera impossible de parvenir à un résultat vraiment satisfaisant.
Après avoir travaillé environ deux ans à L'Idiot, Dostoïevski écrit à Madame Ivanov le 25 janvier 1869 : (Maintenant mon roman) « est terminé, enfin ! J'ai rédigé les derniers chapitres jour et nuit dans l'angoisse, dans la plus terrible des inquiétudes... Je suis mécontent de ce roman ; il n'exprime même pas la dixième partie de ce que je voudrais exprimer ; cependant je ne le désavoue pas et je garde de l'amour pour mon idée avortée. »
L'Idiotest terminé, relativement à la publication, mais non pas quant aux qualités que l'auteur aurait peut-être pu conférer à cette œuvre, s'il avait pu disposer de quelques années supplémentaires.
Jugement
(…)
Chateaubriand est plus exigeant, qui déclare à la fin d'une de ses préfaces : « J'ajouterai que, quant au style, Renéa été revu avec autant de soin qu'Atala, et qu'il a reçu le degré de perfection que je suis capable de lui donner. »
Du point de vue artistique, Chateaubriand est un sage. Le jugement surpasse l'oeuvre, mais l'auteur est réaliste : il existe peut-être des degrés de perfection supérieurs, mais si l'artiste prétend les atteindre, l'oeuvre risquera de n'être pas facilement terminée, ou même de rester inachevée.
Ce dernier cas correspondrait-il à celui de Léonard ? Le désir de perfection qui l'anime irait-il au-delà de ses possibilités réelles, même pour un aussi grand artiste que lui ?
Si tel est bien le cas, il n'y aurait pas d'inhibition à proprement parler, mais un conflit interne entre les réalisations encore imparfaites du peintre (à un moment donné), et le désir de perfection ou de perfectionnement.
A ce conflit interne à l'esprit de l'artiste se rajoute un conflit externe avec les commanditaires à propos des contrats et de leur réalisation.
(…)
Que, grâce à l'intervention de Ludovic le More, Léonard ait pu terminer La Cène, et la laisser achevée, ou pratiquement achevée, semble montrer que le problème de l'inachèvement réside moins dans une inhibition supposée de Léonard, que dans un conflit entre l'exigence artistique de ce dernier, et l'impatience des commanditaires. Le génie est une longue patience, dont ces derniers semblent, en général, absolument dépourvus.
Il reste peut-être que Léonard éprouve quelque difficulté à accepter la limite temporelle. Il ne se résout pas, comme Dostoïevski pour L'Idiot, à terminer l'oeuvre coûte que coûte, fût-ce au détriment de la qualité.
Le grand rêve de Léonard
Le grand rêve de Léonard était de voler comme les oiseaux.
Nous avons vu qu'il attendait de ses tableaux que, par leurs perfections, ils produisent sur les hommes un effet de stupeur, et qu'ils lui apportent la gloire.
C'est une gloire plus grande encore qu'il se promet s'il parvient à s'élever dans les airs.
« De la montagne qui porte le nom du grand oiseau, prédit-il dans son Carnet sur le vol, le fameux oiseau prendra son essor, qui de sa grande renommée emplira le monde. »
Cette montagne est la montagne du Cygne, près de Florence. Il convient peut-être de remarquer que, dans le tableau de Léda, apparaît aussi un grand cygne, qui représente Zeus lui-même !
Sur la couverture duCarnet sur le vol, Léonard écrit encore :
« Le grand oiseau prendra son premier vol sur le dos du grand cygne, à la stupéfaction de la terre et remplira toutes les annales de sa grande renommée ; et à son nid natal, il conférera gloire éternelle. »
(…)
Schapiro écrit encore :
« Dans La Légende doréede Jacques de Voragine, qu'on lisait beaucoup à la Renaissance, nous pouvons lire ceci, dans la Vie de Saint Ambroise : « Pendant qu'il dormait dans son berceau, un essaim d'abeilles descendit sur lui, et les abeilles entrèrent dans sa bouche comme dans une ruche ; après quoi elles s'envolèrent si haut que l'oeil humain les perdait de vue. Alors le père de l'enfant s'écria, tout effrayé : « Cet enfant, s'il vit, deviendra quelque chose de grand ! »
Ce caractère de grandeur est sensible dans le fantasme d'enfance de Léonard. Le milan est l'oiseau venu du ciel, qui désigne Léonard comme le futur auteur du Traité sur le vol des oiseaux. »
(…)
La prétendue certitude que Léonard aurait connu la fable du vautour n'a plus guère d'importance, puisqu'il ne s'agit pas d'un vautour, mais d'un milan. Les considérations de Freud à ce sujet paraissent hors de propos. Néanmoins, les pages sur Moutrestent valables, non dans leur rapport à Léonard, mais comme étude de la mythologie égyptienne du point de vue de la psychanalyse, ou comme étude de la tendance du jeune enfant mâle à attribuer un pénis aux femmes et à la mère.
(…)
Ici, je vais m'engager un instant dans la forêt dangereuse des conjectures. Si l'oiseau du fantasme est non pas un vautour, un oiseau maternel, mais un milan, pourquoi ne pas y voir un oiseau mâle et un oiseau paternel ? Après tout, il possède l'appendice caudal dont les femmes sont dépourvues, ou quasiment dépourvues.
Par curiosité, voyons à quel résultat on aboutirait.
Il y aurait une première déformation de l'acte sexuel, où le vagin est remplacé par la bouche. Et il existerait une seconde déformation : l'objet sexuel du père ne serait pas la femme, ou la mère, mais le fils ! Dans son fantasme d'enfance, Léonard présenterait le complexe d'Oedipe inversé !
Il se passerait d'étranges choses entre le père et le fils, dont la femme, ou la mère, serait exclue. - Pourquoi ?
Je sors maintenant de la forêt dangereuse des conjectures, pour me retrouver dans la clairière, où la visibilité est tout de même plus grande.
L'Impossible
En peignant peu de tableaux, mais d'une grande qualité, Léonard a, dans l'ensemble, su mettre une limite réaliste à son ambition de peintre.
Mais qu'en est-il de ses autres entreprises, de son activité en matière scientifique et technique ?
Pontalis remarque fort justement : « s'il fallait parler d'inachèvement chez Léonard, il serait beaucoup plus sensible dans le domaine dit scientifique que ans celui de ses œuvres picturales. »
En effet, de tous les traités auxquels les travaux de Léonard auraient pu donner naissance, et qu'il avait commencé à ébaucher, à construire et à rédiger, aucun n'a été terminé, pas même le traité de la peinture.
(…)
Carlo Vecce rappelle la visite à Léonard du cardinal Louis d'Aragon, accompagné de son secrétaire Antonio de Béatis, et cite à juste titre le compte rendu qu'en donne ce dernier dans son journal de voyage.
« Ce noble esprit, écrit le secrétaire, a composé un livre d'anatomie fort singulier, illustré au moyen de la peinture, avec les membres, les muscles, les nerfs, les veines, les différentes parties de l'intestin, livre qui permet de discourir du corps de l'homme aussi bien que de celui de la femme, ce qu'aucun autre avant lui n'avait jamais encore fait. Ce livre, nous l'avons vu de nos yeux (...) ».
Un peu plus loin, Béatis écrit encore :
« Il a également écrit sur la nature de l'eau, sur diverses machines et sur tant d'autres choses qu'il pourrait, d'après ce qu'il nous a affirmé, remplir de nombreux volumes, tous en langue vulgaire, qui, s'ils venaient à voir le jour, seraient profitables et fort agréables. »
Léonardaurait pu, certes, écrire tous ces ouvrages, à condition toutefois qu'il ait bénéficié d'une longue vie supplémentaire !
La postérité a tout de même partiellement recueilli le fruit de ses efforts.
Echec ?
(…)
Freud poursuit : « Son passé infantile s'est emparé de lui, mais l'activité de recherche, qui se substitue dès lors chez lui à la création artistique, semble présenter quelques-uns des traits qui caractérisent l'activité de pulsions inconscientes : l'insatiabilité, la rigidité implacable et un manque de capacité à s'adapter aux conditions réelles. »
Freud exagère. Léonard est très conscient de son désir de savoir, bien qu'il en ignore sans doute en partie les causes profondes. L'insatiabilité, certes, caractérise l'appétit de connaissance qui lui est propre. Mais sans cette insatiabilité, nous aurait-il laissé autant d'admirables travaux ? Quant à la prétendue « rigidité implacable », Léonard a fort bien su se soumettre à l'expérience. (Voir Carnets, 1, page 67).
(…)
Et Léonard a su, dans une très large mesure, s'adapter aux conditions réelles, non seulement dans sa carrière auprès des princes, mais encore en liant amitié avec d'autres savants, comme Luca Pacioli pour les mathématiques, ou Marcantonio della Torre pour l'anatomie, ou bien en discutant avec des architectes et d'autres techniciens, ou encore en s'efforçant de se procurer ou de consulter des livres très rares.
Vers le début de son chapitre de conclusion, Freud écrit qu'il va, à propos de Léonard, s'efforcer de regrouper « les facteurs qui ont empreint sa personne de la marque tragique de l'insuccès ».
Insuccès dans le domaine amoureux et sexuel, peut-être. L'insuccès dans le domaine de la peinture est au moins très relatif, à supposer même qu'il ne soit pas en réalité, dans l'ensemble, et au contraire de ce que croit Freud, une réussite éclatante.
Affirmer que Léonard aurait échoué en anatomie pourrait tout simplement paraître assez ridicule. « Glissez, mortels, n'appuyez pas. »
(…)
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