10/12/2012
"Freud avec les écrivains"
Freud avec les écrivains,
d’Edmundo Gómez Mango et Jean-Bertrand Pontalis
Le sujet est vaste, complexe et difficile, puisque Freud lui-même est complexe, et que la plupart des écrivains dont il est question le sont aussi. Ce livre contient une mine d’informations, de remarques et de développements propres à susciter la pensée, la lecture renouvelée des écrivains, ainsi que la réflexion et les interrogations.
Pour ma part, si je me présente comme un admirateur de Freud pour ses travaux sur le rêve, les névroses, la psychopathologie de la vie quotidienne, les mots d’esprit, etc., et même sur les œuvres littéraires lorsqu’il reste dans le domaine qui est le sien, en revanche je crois devoir être assez critique, ou tout au moins très réservé, lorsqu’il se risque à des considérations sur les artistes en général, sur l’esthétique, la psychologie de la création littéraire et artistique, ainsi que sur certains créateurs littéraires ou sur Léonard de Vinci.
Les prétendues relations de Shakespeare,
de Goethe, de Schiller et de quelques autres
avec Freud
Dans leur façon de traiter le sujet, Freud avec les écrivains, les auteurs semblent avoir privilégié Freud :
« notre propos, écrivent-ils dès les premières pages, n’était pas d’ajouter une étude supplémentaire à l’œuvre des écrivains en question. Nous n’avons cherché qu’à décrire la relation que Freud avait entretenue avec eux et eux avec lui. De là notre titre : Freud avec les écrivains. »
Seulement, certains des écrivains dont il s’agit, Shakespeare, Goethe, Schiller et quelques autres, décédés au moment où Freud écrivait, n’ont pas pu entretenir de relations avec lui, ni lui répondre, pour lui faire part, éventuellement, de leurs désaccords, de leurs critiques ou de leurs réserves.
Edmundo Gómez Mango, toutefois, ne craint pas d’affirmer :
« Goethe et Schiller ont participé à la création freudienne des notions métapsychologiques fondamentales. » (page 78).
Comment auraient-ils pu participer à quelque chose qu’ils n’ont pas pu connaître ?
En revanche, Jensen, mort en 1911, a été, pendant une période, le contemporain de Freud, et il a pu échanger des lettres avec lui.
Jean-Bertrand Pontalis aurait donc pu intituler le chapitre où il est question de ce romancier : Freud avec Jensen. Mais, étrangement, il lui donne pour titre : Avec la Gradiva. La Gradiva n’est pourtant pas un écrivain ! L’auteur se justifie ainsi :
« Aucun doute : la jeune fille a exercé sur Freud un charme persistant : la Gradiva, plus que Jensen, l’auteur de la nouvelle. De là l’objet de ces pages : Freud avec la Gradiva, et non Freud avec Jensen. »
Pontalis semble suggérer que Jensen lui-même n’a pas exercé de « charme persistant » sur Freud.
Effectivement, ce dernier ne semble avoir lu, de toute l’œuvre de Jensen, que trois nouvelles : Gradiva, L’Ombrelle rouge et Dans la maison gothique ; et, d’autre part, dans le supplément à la deuxième édition de son essai (1912), il accuse le romancier d’avoir « refusé sa collaboration ».
Seulement, à cette date, Jensen est mort, il ne peut pas répondre à Freud, il ne peut pas s’expliquer, et il rentre, dès lors, dans la catégorie des auteurs qui, comme Shakespeare, comme Goethe et comme Schiller, n’ont pas pu entretenir des rapports avec Freud.
Reste alors la question des relations de Freud et de Jensen lorsqu’ils étaient contemporains l’un de l’autre. (…)
La Confusion de l’objet de la psychanalyse
et celui de la littérature
Dans le sous-chapitre intitulé Freud, un écrivain ?, Jean-Bertrand Pontalis fait très justement remarquer que Freud « se refuse à ce que soient confondues psychanalyse et littérature ».
Il convient, certes, de les distinguer.
(…)
Mais, dans une autre lettre à Schnitzler, du 14 mai 1922, Freud lui avoue entre autres choses : « Quant à moi, je donne la préférence à l’investigateur ».
Fort bien. Mais le dramaturge ou le romancier, fût-il Shakespeare ou Dostoïevski, et à plus forte raison s’il est Shakespeare ou Dostoïevski, ne doit-il pas, en tant que dramaturge ou romancier, donner la préférence à l’art ?
En abandonnant l’art pour la connaissance pure, la littérature ne se perdrait-elle pas elle-même ?
Dans leur Avant-Propos, les auteurs cèdent à leur tendance à rapprocher psychanalyse et littérature, et même jusqu’à confondre leur objet !
« Autant il convient, écrivent-ils, de se montrer réservé à l’endroit des interprétations psychanalytiques des textes littéraires, autant il nous paraît nécessaire de mettre en évidence les liens qui unissent la psychanalyse à la littérature, des liens plus forts, plus intimes qu’avec les autres créations artistiques comme la peinture et la musique. Par des voies assurément différentes, voire divergentes, par des procédés qui sont propres à chacune d’elles, ne visent-elles pas un même objet, à savoir rendre compte de la complexité de l’âme humaine, déceler ce qu’il y a en elle de conflictuel, de troublant, d’obscur ? »
L’objet de la littérature ne serait pas, par essence, esthétique ! Rappelons qu’il est possible de lire ou de relire la grande étude de Baudelaire sur Théophile Gautier, pour prendre connaissance d’un point de vue assez différent…
(…)
Ne serait-ce pas au service du Beau que Shakespeare, Dostoïevski ou Hoffmann mettent la connaissance qu’ils ont acquise de l’âme humaine, aussi bien que leurs qualités de composition et de style ? Pour eux, la connaissance ne serait donc pas une fin en soi.
Alors que, en se fondant sur l’étude de la psychopathologie, Freud voudrait rendre compte de l’âme humaine par des théories, le dramaturge ou le romancier cherchent à représenter la réalité humaine (ou un aspect de cette réalité) de manière vivante. « En sa personne, écrit Jensen à propos du personnage de Norbert Hanold, j’ai voulu représenter et rendre crédible un individu insatisfait, qui se trompe sur lui-même, constamment soumis à une illusion. »
Il semble donc que l’objet de la psychanalyse et celui de la littérature ne soient pas le même.
L’alliance de la psychanalyse et de la littérature
Que nous dit Freud de la Beauté, qu’après Baudelaire, nous avons reconnu comme l’objet véritable de la littérature et des autres arts ?
Le fondateur de la psychanalyse écrit dans Le Malaise dans la Civilisation :
« La science de l’esthétique examine les conditions dans lesquelles est ressenti le beau ; sur la nature du beau et la provenance de la beauté elle n’a pas pu fournir d’éclaircissement ; comme il est d’usage, l’absence de résultat est dissimulée par un luxe de paroles ronflantes et pauvres de contenu. Malheureusement, la psychanalyse a d’ailleurs moins que rien à dire sur la beauté. »
« Luxe de paroles ronflantes et pauvres de contenu » que tout ce que Goethe, Schiller, Edgar Poe et Baudelaire ont écrit sur l’esthétique ? Et leurs œuvres manifesteraient-elles une « absence de résultat » ?
Freud, qui reconnaît lui-même ignorer ce qu’est le Beau, ne ferait-il pas preuve, en la circonstance, de quelque outrecuidance ?
Dans Sigmund Freud présenté par lui-même, le fondateur de la psychanalyse, plus modestement, s’exprime ainsi :
« Mais il faut confesser au profane, qui attend peut-être ici trop de l’analyse, qu’elle ne jette aucune lumière sur deux problèmes qui sont sans doute ceux qui l’intéressent le plus. L’analyse ne peut rien dire qui éclaire le problème du don artistique, de même que la mise au jour des moyens avec lesquels l’artiste travaille, soit de la technique artistique, ne relève pas de sa compétence. »
Freud s’est intéressé surtout au développement affectif, mais n’aurait-il pas trop négligé de considérer le développement intellectuel, en particulier quand il s’agit de l’artiste ? S’il avait voulu s’intéresser à cet aspect de la question, n’aurait-il pas dû lire, relire et méditer, par exemple, Poésie et Vérité, de Goethe ?
Bien qu’il prétende ignorer ce qu’est la Beauté, le don artistique et la technique artistique, Freud, dans Sur une vision du monde (Nouvelles conférences sur la psychanalyse) déclare que la religion, l’art et la philosophie sont les trois puissances qui, selon lui, « peuvent contester à la science son territoire », et il précise : « seule la religion est un ennemi dangereux ; l’art est presque toujours inoffensif et bienfaisant, il ne veut rien être d’autre qu’illusion. »
Shakespeare ou Goethe ont-ils vécu dans l’illusion ?
Si l’art n’est pas pour la science un « ennemi sérieux », et si, d’autre part, il n’est qu’une illusion que, parmi d’autres artistes, les poètes, les dramaturges et les romanciers poursuivent, que peut bien signifier l’alliance que Freud prétend rechercher avec les écrivains ?
« Mais les écrivains, écrit-il dans Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, sont de précieux alliés et il faut placer bien haut leur témoignage, car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, pazrce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées par la science. Si seulement cette prise de position des écrivains en faveur de la nature signifiante des rêves était moins ambiguë ! »
Freud ne rêve-t-il pas que les écrivains l’approuvent ?
Dans sa lettre à Jung du 26 mai 1907, Freud fait part à Jung de sa déception. Un journaliste a donné, de son essai sur Gradiva, dans un quotidien viennois, un compte rendu « élogieux », mais « dénué de compréhension et d’affect ». Dans le paragraphe suivant, la déception vient de Jensen :
« Ce que Jensen lui-même en dit ? Il s’est exprimé très aimablement. Dans la première lettre il a exprimé sa joie que, etc., et a déclaré que l’analyse avait, pour tout l’essentiel, touché les intentions de la petite œuvre. Par là il n’entendait bien sûr pas notre théorie, de même qu’en général, en vieux monsieur, il semble incapable de comprendre d’autres intentions que ses propres intentions littéraires. »
Jensen, qui connaissait encore trop peu Freud et la psychanalyse, aurait-il dû admettre d’emblée que sa nouvelle apportait une vérification aux théories de Freud ?
La littérature, une « force d’appoint » ?
Après la réception de la troisième lettre de Jensen, Freud écrit à Jung :
« De Jensen j’ai reçu la réponse ci-dessous à mes questions ; elle montre d’une part comme il est peu enclin à soutenir de telles recherches, laisse pourtant d’autre part pressentir que les rapports sont plus compliqués qu’un schéma simple ne saurait les représenter. »
Certes, Freud semble reconnaître en partie que les questions qu’il se posait au sujet de la création romanesque étaient plus complexes qu’il ne l’avait pensé auparavant. Mais il passe outre.
D’autre part, « soutenir » ses propres recherches, était-ce ce que Freud attendait de Jensen ? Dans l’alliance de la psychanalyse et de la littérature, cette dernière était-elle destinée à servir de « force d’appoint » ?
Force d’appoint… au service de quelle conquête ? Dans sa préface à Un Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci, Jean-Bertrand Pontalis a remarqué ce qu’il appelle la « volonté d’annexion » de Freud, et cite un passage de sa lettre à Jung du 17 octobre 1909 :
« Je suis heureux que vous partagiez ma conviction que la mythologie devrait être entièrement conquise par nous. (…) Le domaine de la biographie doit également devenir nôtre. »
Dans une autre lettre à Jung, du 8 décembre 1907, Freud écrit à propos d’une conférence qui sera reprise dans Le Créateur littéraire et la production de fantaisies (1908) :
« C’était tout de même une incursion dans un domaine que nous avions jusqu’à présent à peine effleuré, sur lequel on pourrait s’établir commodément. »
C’est une incursion, en effet, et une incursion dans le domaine de l’esthétique. Il semble que, dans la dernière page en particulier, le conquistador, qui avoue ailleurs son incompétence en esthétique, se déchaîne complètement. Selon lui, le créateur « nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c’est-à-dire esthétique ». La forme serait-elle aussi facilement séparable de la pensée ? Mais la caractéristique d’une véritable œuvre d’art ne serait-elle pas, au contraire, que la forme manifeste l’idée, et jusque dans les détails ? Selon Freud, le plaisir purement formel ou esthétique n’est qu’une prime de séduction ou un plaisir préliminaire, il n’est pas l’essentiel. Il ne fait que « rendre possible la libération d’un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques plus profondes », et « la jouissance propre de l’œuvre littéraire est issue du relâchement de tensions siégeant dans notre âme ».
La jouissance propre de l’œuvre littéraire ne relèverait donc pas de l’esthétique.
Alors, à quoi bon Shakespeare, puisqu’on peut obtenir le même résultat avec n’importe quel mélodrame ?
« Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! »
Loin de nous proposer une véritable conception de la vie ou d’un aspect de la vie, le créateur littéraire, selon Freud, ne nous présenterait que « ses rêves diurnes personnels » : c’est dans la technique du dépassement de la répulsion habituellement provoquée par ce genre de fantaisies que, selon Freud, « consiste le véritable ars poetica ». Peut-être fallait-il employer ces mots latins pour mettre en valeur le caractère savant de cette théorie, et réduire l’art poétique ordinaire, celui des poètes, à une ignorance sans intérêt pour la science.
Faisons toutefois remarquer que Baudelaire a nettement distingué la passion de l’imagination, la sensibilité de cœur de la sensibilité de l’imagination, et que Schiller, dans une lettre à Goethe, du 21 décembre 1803, écrit à propos de Madame de Staël :
« Elle est parfaitement insensible à ce que nous appelons la poésie ; des œuvres de cet ordre, elle ne parvient à s’assimiler que ce qu’elles contiennent de passionné, d’oratoire ou de généralités abstraites ;(…) »
Mais qu’importe après tout l’esthétique, pour ceux qui ne recherchent que le caractère « passionné » !
(…)
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